Evoquant les mutations du cirque, Jean-Marc Adolphe tente ici de démêler les notions de technique et de poésie brassées par l'interdisciplinarité des arts du cirque. Et regrette que l'évaluation ne porte pas assez sur l'esthétique et sur l'humanité de spectacles questionnants les frontières entre les arts.
10.02.2008
Jean-Marc Adolphe
Human (articulations), le spectacle de Christophe Huysman dont il est notamment question dans le dossier sur l'artiste interprète (ce spectacle est ici saisi comme emblème, mais il aurait pu être question de telle ou telle autre production dite « circassienne ») pose une redoutable question : de quoi s’agit-il au juste ? Il paraît qu’au sein de la commission ministérielle chargée de retenir les projets subventionnables, ladite question fit amplement débat, opposant (pour être schématique) les tenants du cirque-cirque à ceux du « cirque avec ». Il est fort dommage que nous ne disposions point du relevé de ces débats ; leur seule transcription aurait peut-être avantageusement remplacé l’exercice éditorial auquel je me soumets.
Car enfin, de quoi se mêle Christophe Huysman, auteur et metteur en scène de théâtre ? Le simple fait de s’être adjoint une poignée de funambules autorisait-il cet intrus à venir réclamer quelque menue monnaie auprès d’une instance chargée de distinguer les projets les plus pertinents en arts du cirque ? Les tenants du « cirque avec » ont (heureusement) été majoritaires au moment de décider, mais au-delà de ce spectacle particulier, le débat n’est sans doute pas clos.
Longtemps, les arts de la piste ont été superbement ignorés du ministère de la Culture. De quel droit les Fratellini, les Zavatta, les Gruss et autres grandes familles de cirque, bateleurs de sciure et d’itinérance, auraient-ils disputé une part de légitimité officielle vis-à-vis des nobles thuriféraires de « l’art dramatique ». Pour que le cirque soit intronisé dans la famille élargie des arts respectables, il fallut qu’il fût nouveau. Et nouveau, de fait, il l’est. A la succession de numéros virtuoses (saynètes successives de dressage des animaux, des objets et des corps), le « nouveau cirque » déploie un imaginaire mis en scène. La poésie prend le pas sur la technique (nous y reviendrons). Et pour signifier ce changement esthétique, on ne parlera désormais plus du cirque mais « des » arts du cirque, ou encore des arts de la piste (même si le cercle de la piste n’est plus le seul cadre circassien).
Sans rien renier de la multiplicité de ses techniques d’origine (jonglage, trapèze, funambulisme, clown, contorsion, etc.), mais en les orientant vers d’autres fins, « le » cirque n’est plus ce qu’il était, se lamenteront les passéistes. Mais tout art n’est-il pas vivant qu’à la condition d’étendre ses limites, de se déplacer et de sans cesse se réinventer ? La mutation que connait aujourd’hui le spectacle vivant brouille les disciplines. Que cela n’aille pas sans frictions (comme l’a montré la « controverse » d’Avignon 2005 sur le « théâtre de texte »), c’est dans l’ordre des choses. Les musées ont du bon ; ils permettent d’accéder à un patrimoine, lente sédimentation d’œuvres qui ont formé le regard et la perception. Mais si l’on parle de création, il faut parvenir à séparer la « technique » de la « poésie ».
En 1994, le philosophe Jean-Luc Nancy publiait aux éditions Galilée un ouvrage dont la lecture reste fort stimulante, sous un titre qui, de prime abord, semble appartenir à un vocabulaire éteint : Les Muses. « Les Muses tiennent leurs noms d’une racine qui indique l’ardeur, la tension vive qui s’élance dans l’impatience, le désir ou la colère, celle qui brûle d’en venir à savoir et à faire » écrit le philosophe Jean-Luc Nancy. « La Muse anime, soulève, excite, met en branle. Elle veille avec force sur la forme. Mais cette force jaillit au pluriel. Elle est donnée, d’emblée, dans des formes multiples. Il y a les Muses et non la Muse. C’est cette origine multiple qui doit nous intéresser : Pourquoi y a t-il plusieurs arts et non pas un seul ? »
La subdivision des arts (affaire de classement, quand elle n’est pas de hiérarchie) ne devrait rien avoir à faire avec l’appréhension esthétique de tel ou tel objet, singulier par essence. Ou plus exactement, en ces temps où le ministère de la Culture s’apprête à recomposer son organigramme, on se prend à rêver que soient séparés, une fois pour toutes, ce qui relèverait d’une évaluation des techniques (écoles, lieux de formation) et d’une appréciation des esthétiques. A quand une commission inter-muses composée non plus d’inspecteurs et de « professionnels », mais de poètes et de dilettantes ?
En ces temps-ci où toute politique est rabattue sur des questions techniques (et tout particulièrement, aujourd’hui, de techniques d’évaluation quantitative dont le principe statistique est en lui-même contestable), on rêve d’un ministre des Muses, qui commencerait un discours à l’Assemblée nationale en citant, par exemple, Jean-Luc Nancy : « on peut dire non seulement que l’homme est technicien, ou le produit des techniques, mais qu’il est bel et bien l’animal technique, parce qu’il n’a pas, justement, sa fin en soi. Il est l’animal non-déterminé, comme disait Nietzsche ».
L’humain, cet animal non-déterminé ? Curieux, c’est précisément ce dont parle le spectacle de Christophe Huysman, dont le titre Human (articulations) est en lui-même assez explicite. Toute technique qui n’extériorise pas une humanité, en s’articulant à de l’indéterminé, est vouée à disparaître (ou pire, à se figer en simple reproduction mécanique). Alors, bien sûr, Human (articulations) n’est pas (qu’) un spectacle de cirque. Tant mieux, si l’on veut que les « territoires de cirque » soient avant tout des fabriques (esthétiques) d’humanité.