« Mettre l'humain dans une situation où on va pouvoir l'écouter » ou le vertige du corps

Entretien avec Christophe Huysman

Espèces a opéré une petite révolution dans l’aire de l’interdisciplinarité en 2002. Explorant le champ sémantique du corps (penché, dégringolé), le théâtre très physique de Christophe Huysman trouve naturellement écho dans l’art circassien. Un travail de recherche mené avec Gérard Fasoli et William Valet qui l’amène à inventer un nouvel agrès pour Le Mâtitube, sa nouvelle création.

05.06.2008

Julie Bordenave

Sur quelle impulsion avez-vous commencé à travailler avec des circassiens ?

Avant même de travailler avec les artistes de cirque, j’ai toujours pratiqué un théâtre extrêmement physique, à travers des spectacles comme Les Hommes dégringolés, ou Cet homme s’appelle HYC - une performance sur l’épuisement qui durait 17h. C’est une manière de pouvoir narrer certaines choses physiques, que je ne pouvais pas narrer de manière littéraire. Les mots ne suffisaient pas à raconter seulement, il me manquait une corporalité. Et puis j’ai rencontré Gérard Fasoli, qui était aussi en quête d’autre chose. En tentant l’aventure, en étant tous les deux sur le plateau pour Espèces, on a créé quelque chose de fort singulier, qui nous appartenait. Fasoli étant un homme très littéraire, et moi très corporel, la conversation s’est faite aussi à ce ne niveau là. Puis on a réussi à entraîner les gens sur le plateau !

Ecrit-on différemment pour un artiste de cirque et pour un comédien ?

Les artistes de cirque qui jouent dans mes spectacles ne font pas un travail dramaturgique personnel, au sens où le ferait un comédien. Ca ne veut pas dire qu’ils ne sont pas comédiens… Mais ce qui m’intéresse, c’est presque d’avoir plutôt des musiciens. Je dis souvent que ce que je crée se rapproche du poème sonore, de la musicalité. Je pense que le spectacle c’est avant tout du rythme, c’est là où les grammaires peuvent se rencontrer. Je n’écris pas des segments de la même manière pour des corps d’artistes de cirque que pour des comédiens. Ce sont des écritures beaucoup plus syncopées, par segments souvent courts – la place majeure étant le corps parlant : on part d’un corps qui parle, et non d’une parole qui investirait un corps.

Comment transmettez-vous des intentions à des artistes dont vous ne maîtrisez pas les disciplines ?

On n’est pas du tout dans l’enchaînement de numéros, on est dans des pièces, comme on peut parler pièces musicales ; avec Espèces, j’ai nommé ça pièces de cirque, pour éviter tout malentendu. Je ne travaille jamais par thématique, je n’explique pas non plus, je ne suis pas là pour ça. J’arrive avec une humanité qui est la mienne, des problématiques actuelles qui sont celles que je perçois, et dans cette perception, j’écris déjà des fragments. J’arrive avec un bagage, des mots, des choses que je vais tester ; ensuite je fabrique une pièce où je fais du montage, je crée le tableau par touches successives, et à un moment le puzzle apparaît. Il faut de plus travailler dans une économie de temps : on ne peut pas travailler dix ou quinze heures d’affilée comme au théâtre, on est obligé de travailler sur des segments de temporalité courts, sinon on casse les gens, et ce n’est pas mon but ! La prouesse n’est pas mon but non plus ; je travaille beaucoup sur l’épuisement du corps de l’interprète, je le fatigue, donc je le protège dans la durée. Le matin est consacré à l’échauffement et au travail personnel, chacun fait son boulot dans ses disciplines, teste des choses qui lui sont propres. Sur Human (2006), les artistes créaient des figures qu’on avait développées la veille en paroles, je leur parlais par exemple de grandes chaînes humaines. Ce sont des intentions très fortes que je souhaite voir apparaître, des liens, des fragments d’intelligence entre eux, des compréhensions physiques. La manière dont les gens se relient sur un plateau, comment ils vont converser physiquement… C’est ça mon intérêt, je ne suis pas du tout dans la recherche d’une prouesse exceptionnelle.

Comment s’opère le choix des disciplines ?

J’ai d’abord choisi des individus avant de choisir des spécialités ; ils sont en même temps très polyvalents, tout à coup un porteur se met à prendre le mât chinois… J’essaie d’utiliser ce qui les caractérise, ce qui fait leur rareté, le domaine dans lequel ils excellent, mais ils vont aussi développer d’autres aptitudes, être un peu touche à tout, goûter à ce que fait le voisin, le copain, pour pouvoir le rejoindre ; c’est encore une question de se rejoindre, toujours !
L’agrès est au centre de vos créations : le trampoline sur Espèces, les aiguilles verticales sur Human, et maintenant un nouvel agrès pour Le Mâtitube (1) ; on peut presque parler d’interprète à part entière…
Pour Le mâtitube, les artistes doivent inventer, trouver de nouvelles techniques, ou en tout cas peaufiner sacrément les leurs… Ils doivent s’adapter à la machine ou adapter la machine à eux, c’est une conversation entre l’agrès et le corps, il y a une grosse part de recherche purement physique. Et puis on va beaucoup plus loin que sur les autres spectacles, on prend des risques, le danger est très fort. Je mets l’humain dans une situation où on va pouvoir l’écouter. On va aussi être devant un objet sensationnel au sens propre, c’est-a-dire on va créer des sensations chez le public, à cause du vertige des corps, et du danger dans lequel le corps se trouve, ça raconte beaucoup de choses actuellement… En incitant à trouver ce vertige, les mots – et l’humain – sont mis en abyme ; c’est un poème en volumes qui pose des questions, émises directement d’émetteur à récepteur. Il y a aussi l’idée du mât de cocagne qui devient fou, sur lequel les humains sont obligés de s’accrocher … Ce qui m’intéresse, c’est la barre blanche, la ligne blanche dans l’espace public qui devient folle, le truc sur lequel on doit se rattacher, mais qui peut vous faucher. Ca met l’humain dans une position qui m’intéresse par rapport à ce qu’on vit aujourd’hui : voir comment le public va transformer dans son imaginaire cette ligne folle dans l’espace.

Le Mâtitube va se jouer en extérieur : c’était important pour vous de porter les corps et la parole dans l’espace public ?

Oui, pour la première fois, on est dans un objet totalement circulaire, un objet artistique de place publique. Le but est d’avoir une mobilité très forte, de considérer l’interprète comme un saltimbanque au sens premier du terme ; depuis Espèces, j’estime que nous sommes des saltimbanques. On fait des acrobaties – physiques et verbales – en public ; maintenant cette réalité devient vraiment tangible. C’est une pièce pour aller vers les gens, et ne plus uniquement contenter un public qui se choisit, la démarche est tout à fait différente. Après les élections, il fallait prendre place dans la cité, à l’endroit de la place publique, au sens grec du terme. L’idée du saltimbanque au milieu de la place publique qui a des choses à raconter est pour moi d’actualité.

(1) Nouvel agrès créé par William Valet, le mâtitube se présente comme un mât mobile d’une hauteur de 7 mètres, constitué d’un contrepoids, retenu à un tiers de sa distance par 4 pieds en aluminium et pris dans un cardan.

Le Mâtitube
Coproduction : Le Grand R, SN de la Roche-sur-Yon ; Le Vivat, SC d’Armentières ; Circuits, scène conventionnée pour les arts du cirque, Auch ; La brèche, Centre des arts du cirque de Basse Normandie, Cherbourg Octeville.
Le Mâtitube a été accueilli en résidence à La brèche, Centre des Arts du cirque de Basse-Normandie (Cherbourg Octeville), du 18 au 29 février.
Tournée
4, 5, 6 / 28 et 29 avril, puis 2, 3 et 5 mai à la Roche-sur-Yon (programmation du Grand R, Scène nationale de la Roche-sur-Yon)
17, 18, 24 et 25 mai Festival Dedans-Dehors (programmation de l’Espace Jules Verne, scène conventionnée de Brétigny-sur-Orge)
30 et 31 mai Flers et Mortagne-au-perché (programmation de la Scène nationale 61, Alençon)
5 et 6 juin Festival delle Colline, Turin (IT)
21 et 22 juin Festival Solstices, Théâtre Firmin Gémier, Antony
29 juin Le Carré, Scène nationale de Château-Gontier
2 juillet, Festival Charivarue, La Brèche, Centre des arts du cirque de Basse Normandie, Cherbourg-Octeville
5 et 6 juillet Festival Rayon Frais, Tours
17, 18, 19 et 20 juillet Festival Chalon dans la rue, Chalon-sur-Saône
Entre le 25 juillet et le 3 août Paris Quartier d'Eté

HUMAN (articulations)
1er avril l’Onyx, St-Herblain
8 avril Le Grand logis, Bruz
10 avril La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc
25 avril Le Vivat, Scène conventionnée d’Armentières, en partenariat avec le Prato (Lille)
29 mai Scène nationale 61, Alençon

La Course au désastre
9 juin Festival delle Colline, Turin (IT)