Entretien avec João Paulo P. Dos Santos, Cie O Ultimo Momento

Son parcours est un exemple du vécu d’un artiste de cirque en solo : après avoir connu l’entraînement intensif et la blessure paralysante, João a dompté son agrès jusqu’à créer une nouvelle figure, le salto sur mât chinois. Aujourd’hui au coeur d’une tournée internationale, le circassien nous parle de son quotidien, entre aléas de la vie nomade et nécessaire écoute de son corps.

07.10.2008

Julie Bordenave

João démarre le cirque à Lisbonne à 16 ans. C’est en voyant Le cri du caméléon au Portugal qu’il décide de rejoindre la France en 1999, pour y suivre le cursus classique (ENAC de Rosny sous Bois, puis CNAC de Châlons en Champagne). Freiné pendant deux ans par une lourde blessure, l’acrobate intègre la vidéo dans son entraînement afin d’acquérir un regard extérieur sur son travail. En 2004, il crée sa compagnie O Ultimo Momento et devient lauréat des Jeunes Talents Cirque avec son premier spectacle (peut-être). Rencontre avec un orfèvre du mât chinois autour de Contigo, solo de 40 minutes, créé avec la complicité de la chorégraphe Rui Horta.

Comment votre choix s’est-il porté vers le mât chinois ?
C’est en venant en France à 20 ans que j’ai découvert cet agrès, et ça a été fusionnel très vite : avant même d’avoir essayé, j’ai compris que j’étais fait pour ça. Cette expression physique m’a paru logique, et vu ma constitution - jambes légères, torse un peu sec et développé - je me suis vite senti à l’aise. Malgré cette facilité relative, il m’a fallu quelques mois avant de maîtriser certaines figures, voire quelques années avant de les maîtriser sur scène… C’est ce qui me permet aujourd’hui proposer le solo de 40 minutes Contigo, une forme peu courante. Mon propos n’est pas de dire "regardez comme je suis fort !", c’est néanmoins une donnée importante pour pouvoir donner quelque chose de différent.

Face à votre agrès, vous êtes seul : était-ce un choix qui entrait en ligne de mire, par rapport par exemple à la voltige, qui implique de travailler avec un porteur ?
J’aurais bien aimé faire partie d’un collectif, ou travailler en duo, mais ça s’est un peu fait comme ça, et au fil du temps, je me suis adapté. Finalement, eu égard au fait que je sois étranger, ça me convient aussi : j’ai toujours au fond de moi une envie de revenir au pays pour montrer ce que j’ai appris ailleurs, et cela implique d’être autonome, sans avoir besoin d’attendre quelqu’un d’autre.

Comment s’articule le quotidien d’un circassien au mât chinois ?
Je pense qu’il n’y a pas de stéréotype, chacun a sa propre manière de travailler. Un exemple précis : la semaine dernière, aux Migrateurs, j’ai présenté mon numéro deux jours de suite en extérieur. Le premier jour, je tombe en exécutant le salto. Le lendemain, je m’entraîne avec des tapis pour me rassurer. Et lors de la deuxième représentation, je tombe à nouveau. Pendant la semaine qui a suivi, j’ai pris le parti de ne pas m’entraîner : j’arrive beaucoup mieux à rectifier les choses par le mental que par le physique. Par le biais de ma blessure à Châlons, j’ai appris à maîtriser mon corps par le mental. Ma fragilité m’obligeait à travailler par anticipation dans ma tête, comme si je posais des post-it dans mon cerveau pour me rappeler à l’ordre sans cesse. Certains acrobates ne fonctionnent pas de cette manière, ils sont dans l’anxiété du faire pour se prouver leurs compétences, comme dans un jeu du chat et de la souris ; c’est une autre approche, moi je suis davantage dans la persuasion, l’auto confiance. Mais sans excès : trop de confiance tue la confiance. C’est une question de justesse. Aujourd’hui, jusqu’au dernier moment, je me suis dit que je ne ferais pas le salto. C’est une manière de couper court à l’anxiété, de me décharger de cette tension, Même si au fond de moi, je sais que je vais le faire…

Un salto sur un mât chinois, c’est d’ailleurs assez inédit…
Ca devient un langage courant, parce que la technique a évolué. J’ai facilité l’apprentissage en donnant des cours et en désacralisant le mouvement : le voir devant soi, ce n’est pas pareil que de devoir l’imaginer. Quand je l’ai appris, je n’avais vu personne le faire avant, il s’agissait de créer une nouvelle figure. Quand on te le montre, ça va beaucoup plus vite ! J’ai dû mettre environ trois semaines à l‘apprendre, et deux ans à le faire sans tapis ; il s’intègre maintenant dans le processus d’apprentissage en un an. Beaucoup d’acrobates commencent à avoir un bon niveau et un bon propos artistique. C’est intéressant et excitant, car il faut aller plus loin. Pas forcément dans la performance, mais dans l’inventivité.

Dans votre spectacle, le mât apparaît comme un partenaire, presque comme un autre comédien.
C’est évidemment un partenaire, au même titre que la chaise. D’ailleurs le spectacle s’appelle Contigo, (Avec toi) : cette chaise représente à la fois quelqu’un et son absence - tout comme le mât, sans cesse en train de me repousser, mais aussi de me porter. Il n’y a pas vraiment de message dans mon spectacle, l’interprétation se fait à travers le vécu de chacun. Emmener une chaise là-haut et simplement s’asseoir dessus, c’est aussi un clin d’?il au caractère de l’être humain, qui peut faire les choses simplement mais a toujours envie d’en faire plus… Il y a aussi une vérité du corps : je ne cherche pas à jouer la fatigue, mais je pense qu’une certaine justesse se transmet. Même si je semble fermé dans mon attitude sur scène, une porte reste ouverte vis-à-vis du public : il est dans mon rythme, ma respiration. La dégradation qui s’opère au fur et à mesure est perçue par les spectateurs, aussi tendus que moi ; ils vivent le spectacle avec ma fatigue, ce temps est donc naturel et juste. Je pense avoir cette notion grâce à la faculté de détachement acquise suite à ma blessure : comme j’ai eu des difficultés à m’entraîner pendant deux ans, j’ai beaucoup travaillé avec la vidéo. En regardant mes images, j’ai appris à me détacher de moi, de mon ego, ce qui est très important dans ce métier : avoir un rendu le plus simple et le plus honnête de soi, pour être objectif avec son travail et son propos, et essayer d’interpréter ce que le public pourrait ressentir.

Comment percevez-vous la notion de danger en tant qu’artiste ?
Je suis très terre à terre. Je sais que le danger est là - je me suis déjà cassé la cheville en spectacle -, mais je sais aussi que je le maîtrise un minimum. C’est une question de dosage de confiance. Je suis conscient de mes moyens, je sais pourquoi je suis là. Je ne suis pas fasciné par le danger, mais je le respecte, et je l’utilise pour me remonter les bretelles si besoin. A chaque fois, je me mets à ma place.

Peut-on dire qu’il s’agit d’intégrer cette notion dans votre travail pour trouver votre place, davantage que de repousser des limites ?
Je ne suis pas suicidaire, mais j’ai conscience des risques, surtout en tournant beaucoup le même spectacle… Je sais qu’il y a forcément un moment où je vais tomber. Je peux aussi tomber et ne pas me faire mal, mais parfois cette chute peut me faire mal au moral : se dire qu’il va falloir reconstruire une confiance… Le corps, comme le mental, accusent un choc. Je vais avoir 30 ans cette année, je commence à me poser des questions. C’est à cet endroit aussi qu’il est important de ne pas se relâcher, c’est un combat : si je commence à me laisser gratter des petites figures, je vais m’exposer davantage en admettant ma fragilité et ma peur, et devenir encore plus vulnérable. Tant que j’arrive à le gérer, je l’accepte et je le fais. Lorsque ça deviendra insupportable, que j’aurai le sentiment de devenir un kamikaze, je ne prendrai pas le risque.

Ce mât qui apparait comme allié et ennemi, j’imagine que c’est aussi ce que vous vivez au quotidien durant l’entraînement.
C’est exactement ça, et cela concerne aussi le corps, le temps... Tout est allié et ennemi, ce sont les contrastes qui te font avancer.

Vous prenez soin de votre corps, mais avez-vous aussi la sensation de le malmener à travers les entraînements intensifs ?
On n’a pas forcément la même manière de le malmener ; moi c’est en étant une personne normale que parfois je le malmène, en faisant la fête, en mangeant mal, en faisant beaucoup de kilomètres dans une voiture. Quand je travaille, c’est le contraire. Paradoxalement, une surcharge de travail peut aussi mener au surmenage, le corps peut casser. Il y a différentes manières de ne pas être en accord avec son corps. En règle générale, j’ai besoin d’un minimum de travail physique pour qu’il soit ni trop encrassé ni trop fatigué.

Comment vivez-vous la cadence des tournées ?
Je sors de vingt-deux représentations en deux mois, pour moi c’est beaucoup. Je tourne autour d’une moyenne de quatre représentations par mois. Avant la tournée en Asie, j’étais à New York, je me suis fait une déchirure intercostale lors de la deuxième représentation : un truc tout simple, qui ne m’a pas fait mal sur le coup, mais le lendemain. J’ai quand même dû assurer trois représentations avec la déchirure. C’était très douloureux, même si cette déchirure concerne des muscle qui ne bougent quasiment pas : ils sont juste sollicités lors des mouvements de rattrapage, ou quand tu éternues par exemple. Là, j’avais vraiment le sentiment de malmener mon corps, mais je n’avais pas le choix. Pour assurer ces représentations, je me suis acheté des patches de gel anti inflammatoire, qui agissent en trois jours : je connais mon corps, je sais comment le guérir sur des petites blessures. C’est un dialogue, je lui dis "là tu serres les dents, tu fais un effort, après je prends soin de toi", parce qu’on ne choisit par le moment où il faut être au top. Il faut être toujours au top.

Avez-vous un suivi médical particulier (médecin, ostéopathe…) ?
J’ai vécu une catastrophe avec la médecine, à la suite de ma blessure à Châlons. J’ai été dans le flou pendant deux ans : on m’a enlevé une côte pour rien, j’ai vu une quinzaine de médecins différents, à la recherche d’un diagnostic. J’ai compris par l’usure que ça ne servait à rien de tenter de guérir un problème par un simple rendez-vous : le médecin ne peut pas appréhender le parcours de ton corps en une demi-heure. Par le biais de cette expérience, j’ai appris à écouter mon corps, même si je dois souvent aller à l’extrême et ne pas agir comme je voudrais. On pourrait faire le parallèle avec un pilote de course automobile, qui sait exactement comment régler son moteur pour qu’il soit performant : je suis à l’intérieur de moi, je sais ce que j’ai subi comme chocs, quelles sont mes particularités physiques, je sais aussi qu’il peut y avoir des liens entre les douleurs… L’apprentissage de son corps dans le vécu est indispensable pour un circassien.

Le temps et une donnée incompressible pour un circassien. Comment voyez-vous l’avenir ?
J’y pense, mais je n’arrive pas à quantifier le temps qui me reste. Même si je sens que j’ai peu de temps, et que je n’ai pas encore fait grand-chose par rapport à mes envies. Je n’ai pas beaucoup de temps dans ma vie quotidienne, je tourne beaucoup, donc ça m’agace. Je lance une nouvelle création pour 2010, et j’ai aussi pris la décision pour l’année 2009 de prendre du temps au Portugal, je veux contribuer à l’essor du nouveau cirque là-bas. Tout cela me donne une échéance de temps, mais je vis aussi au jour le jour. Je sais que c’est un métier où tout peut basculer très vite, j’en ai déjà eu la preuve.

Propos recueillis aux Migrateurs (Strasbourg) en août 2008.

Dates :

Contigo
Du 7 au 25 octobre, tournée en Afrique de l’Ouest

(Peut-être)
25 novembre, Maison de la culture, Tournai
8 avril, Cheptival, Bagnolet