Secret, Johann Le Guillerm © Philippe Cibille

Entretien avec Johann le Guillerm

Mécaniques, systèmes, objets, matières

La géographie mentale de Johann Le Guillerm est matérialisée dans des objets fonctionnels en mouvement. Des objets qui cristallisent sa pensée autant qu'ils la prolongent, ses "prothèses" comme il aime à répéter. Très présentes, les mécaniques semblent dresser des passerelles entre l'animé et l'inanimé, le végétal et le minéral, l'homme et la matière. Des objets à la beauté brute née de l'impulsion qui les anime.

03.07.2011

Anne Quentin

C'est en effet, le mouvement qui influe directement sur leur structure et leur forme. Parfois animées par le dompteur en piste, les mécaniques semblent d'autres fois, des systèmes autonomes doués d'une vie propre, mais toujours fonctionnels. Mécaniques, systèmes, objets, matières, prothèses… autant d'agrès essentiels au processus, à l'homme de cirque.

Qu'est ce qu'un agrès pour toi ?
Johann Le Guillerm :
Ce sont des objets, des matières qui servent à exécuter un numéro. L'agrès est très personnel, il est spécifique à chaque artiste qui entretient avec lui des rapports quotidiens, intimes, qui le connaît bien, qui doit en prendre soin.

Tout peut faire agrès ?
J. L. G. :
Oui, bien sûr, un feu rouge autant qu'un lampadaire. Longtemps, d'ailleurs les mâts oscillant ont été travestis en lampadaires.

Les disciplines de cirque sont constituées à partir des agrès et de leur utilisation. Peut-on faire cirque, sans ?
J. L. G. :
D'abord - c'est une banalité de dire cela -, mais l'agrès n'est nécessaire que si l'on en a besoin. Beaucoup d'artistes s'en passent, les acrobates, les clowns, cela ne les empêche pas de faire du cirque. Et puis, l'agrès est remplaçable même s'il est difficile de l'enlever totalement. Encore que… Travailler avec l'absence, la supposition de l'agrès ou son retrait, amène d'autres comportements, d'autres manières de faire - toutes intéressantes, du moment qu'elles s'inscrivent dans l'espace des points de vue. Dans ce cas, avec ou sans agrès, on est au cirque.

Les agrès - que tu préfères nommer objets ou matières - sont-ils essentiels à ton art ?
J. L. G. :
Oui car toutes les matières, tous les objets que j'utilise sont destinés à devenir agrès, c'est-à-dire matérialisation d'une pensée qui supplée l'homme. De la bassine au couteau, du cheval aux sabots, au sabre. Tout est agrès. L'agrès est pour moi un outil. Je fais souvent avec des objets que je détourne de leur fonction initiale, des objets quotidiens immédiatement repérables comme tels par le public, comme les bassines par exemple. En ce sens, mes agrès ne sont pas traditionnels comme peuvent l'être le trapèze ou le fil, mais ils sont "mes agrès", essentiels.

Tu es un artiste de processus plus que de spectacle. Qui dit processus dit expérimentation - voir pour penser, et vérifier quand les phénomènes arrivent… Chacune de tes expérimentations va donc se concrétiser dans un "chantier", à la fois trajet, évolution et concrétisation de tes observations, des prototypes. Tous tes objets, donc tes agrès, sont nécessairement des prototypes…
J. L. G. :
Oui. L'objet ou la matière utilisés sont la source même du spectacle, ils sont à l'origine du processus, puisque mon objet matérialise mon idée. Et dans la réalisation de ce qui deviendra mon agrès, l'idée de départ peut s'infléchir, voire être contrariée par la réalité de ce que l'objet peut faire ou pas. L'objet contraint le numéro et a le pouvoir d'en changer la nature même. Ce ne serait pas le cas si j'utilisais des agrès déjà créés. C'est le principe même des prototypes. On essaie, on tente des outils, on adapter leur forme ou leur mécanisme à nos besoins et on abandonne parfois parce les contraintes sont trop fortes ou la performance de l'agrès inefficace.

Ces objets/agrès ont une esthétique qui dit un parti pris, un engagement, une poésie…
J. L. G. :
Si on le veut, pourquoi pas ? Mais si les objets sont présents à l'état brut ce n'est pas pour faire apparaître une beauté particulière, d'ailleurs que veut dire "beau" ? Il m'importe que ressorte l'essence de l'objet, l'essentiel, l'élémentaire des lignes de force ainsi dégagées. La nature produit des choses qui ne sont pas dénuées d'esthétique dans la relation que l'on a avec elle. Personnellement, ce qui m'importe c'est de travailler avec des matériaux en adéquation avec ce que j'entends montrer ; l'esthétique - ou plutôt, la poésie matérielle de la matière - naît après… Bien sûr, la fonctionnalité des objets dont je me sers produit, de fait, une esthétique particulière, je le sais. Mais comme je détourne cette fonction pour induire d'autres chemins d'utilisation - comme pour les bassines qui deviennent cercles -, je crée de nouvelles esthétiques, pas toujours heureuses d'ailleurs ! Il me semble que la facilité d'appropriation que je tente d'obtenir du public, en transformant des structures pour les rendre plus familières au regard - comme les rouleaux en fourrure -, je peux dorénavant m'en passer. Aller au-delà des artifices pour retrouver la magie pure de l'objet tel qu'il est, l'affirmer dans sa fonction, même s'il reste agrès, utile, outil.

Tu décris des objets qui ne peuvent pas être standardisés au risque de perdre leur originalité, voire leur fonction … Invente-t-on assez de nouveaux agrès ?
J. L. G. :
Je pense que les agrès ont beaucoup progressé ces dernières années, on invente sans doute plus que dans le cirque traditionnel où l'on se passait les agrès de père à fils. En même temps, et c'est paradoxal, le développement de la pratique du cirque et des écoles a créé une véritable industrie de l'agrès qui les formate et les transforme en objets standard. C'est le cas des trapèzes ou des massues. Or cela n'aide ni la diversité des pratiques, ni celle des mouvements ; ce formatage bride les singularités - pas forcément des artistes, mais des créations. Il faut ajouter que l'agrès a un coût, donc s'adresse à celui qui a des moyens, surtout lorsqu'il se veut prototypal. Inventer n'est donc pas à la portée de tous. Si l'on ajoute à cela la pression énorme exercée par les normes de sécurité qui bloquent la création de nouveaux agrès… Il est donc plus facile de s'appuyer sur des agrès déjà expérimentés. Je considère en tous cas comme un privilège de pouvoir tenter, me lancer dans des constructions aléatoires, rejeter un agrès qui ne convient pas, car c'est de l'expérience que naît aussi l'idée, la création.