Convention de fil à la Cascade, 2010 © Sally Poulain

L’artiste et son agrès : rencontre et apprivoisement

Le choix d’un agrès pour un circassien s’assimile parfois à celui « de la meilleure contrainte ». Diversification, espaces temps de répétition, impératifs techniques : de la pratique quotidienne à l’éclosion d’un spectacle, l’agrès est un élément incompressible qui régit parfois le processus de création.

07.07.2011

Julie Bordenave

La Cascade

La rencontre avec l’agrès se fait souvent tôt, parfois de manière aléatoire. Le rôle des écoles en la matière est souvent déterminant – orientation en fonction de la morphologie de l’élève, volonté d’une pratique solo ou collective… Les impératifs sont nombreux. Pour Maroussia Diaz Verbèke, « il s’agit de choisir la meilleure contrainte. » Certains étudiants optent pour la double spécialisation, à l’instar d’Erwan Larcher, qui pratiqua mât chinois et équilibre au sol à Rosny sous Bois. Chaque spécialité requiert – et par ricochet, développe - une musculature particulière. L’habitude d’une pratique ancrée conditionne des réflexes, et la diversification semble salutaire : « depuis que je suis passée du fil dur au fil souple, il est difficile pour moi de tenir sur du fil dur constate Maroussia. Le corps réagit différemment au niveau de l’équilibre : sur le fil souple, ton pied bouge un peu le fil pour l’ajuster à ton centre de gravité. Sur le fil dur, c’est l’inverse : c’est ton corps qui doit s’adapter pour trouver son équilibre. Ces réflexes du corps ne sont pas vraiment maîtrisables par la volonté - le corps se met dans la situation et finit par s’habituer, par trouver des solutions ; ça prend du temps. »

« Le fil est tellement fin au niveau de la sensation : le moindre paramètre qui change, ce sont aussi des postures à réajuster. Idem pour les équilibres sur les mains, c’est très long », analyse Erwan. « L’endroit des agrès est intéressant pour ça, on a l’impression d’expérimenter les lois de la nature : 1cm, ça n’a l’air de rien, mais ça change tout !, surenchérit Maroussia. Des modifications qui semblent parfois infimes permettent de développer des choses dont on ne soupçonnait pas la portée ; par exemple, Dana Augustin, qui faisait partie de notre promotion au CNAC, a décidé d’accrocher son tissu sur une barre au lieu de l’accrocher en un point. Le tissu se présente alors presque comme un rideau, elle y a développé des choses complètement différentes, davantage de l’ordre de l’escalade. Le type d’accroche modifie la technique.»

Formation, transmission : apprivoiser l’agrès

L’apprivoisement de l’agrès est différent selon les personnes. Si certains font le choix délibéré de se détacher des figures classiques dès l’apprentissage, pour une appréhension sans a priori (lire l’entretien avec Marie-Anne Michel), la pratique ne cesse de s’affiner tout au long de la carrière, avec des nuances toutefois selon Maroussia : « après la sortie de l’école, il est plus difficile de trouver des lieux pour répéter, hors des temps de création. On continue donc d’avancer, mais généralement moins vite. » La relation à un objet unique est-elle aliénante ? « On a parfois l’impression d’avoir fait le tour de l’équation entre son corps et l’agrès. A ce moment, faire la rencontre de gens qui pratiquent la même discipline permet de se renouveler, de donner une autre vision. » Depuis 2008, La Cascade (Bourg St Andéol) propose des bulles d’échange et de partage de savoir faire autour de certaines disciplines : rencontres autour du fil initiés par Les Colporteurs (conventions internationales en 2008 et 2010, une première en Europe), rencontres autour des agrès aériens (tissu, corde lisse) coordonnées par Fill de Blocke. Des conventions biannuelles sont suivies de mini-rencontres parsemées dans l’année (week-ends fil, rencontres verticales…). Un appel d’air pour des disciplines pratiquées le plus souvent en solo : « c’est jouissif pour tout le monde. Les fil de féristes n’ont pas l’habitude de travailler dans l’échange, de s’observer les uns les autres, c’est très formateur », explique Agathe Olivier, des Colporteurs. Et l’occasion de tester de nouvelles pratiques : « L’an dernier, Olivier Roustan a monté son fil de funambule ; du coup tout le monde est monté là-haut avec le balancier ! »

Si les conventions sont nombreuses dans le domaine du jonglage, la pratique reste en effet encore marginale dans le domaine des agrès. La transmission de figures et l’échange de savoir-faire se font de manière empirique, parfois via le Net.Joao dos Santos : « je publie mes vidéos sur You Tube depuis très longtemps, elles ont servi à former des mât-chinistes, qui sont ensuite devenus artistes ont eux-mêmes publié des vidéos qui ont servi à d’autres ; ça fait boule de neige. » Au circassien ensuite de personnaliser son rapport à l’agrès, d’y imprimer sa gestuelle singulière - un fossé par exemple entre la pratique tout en lenteur et déliés de Marie-Anne Michel sur son mât, et les ascensions très rock n’roll de Moïse Bernier, mât-chiniste survitaminé de la compagnie Galapiat. Même dans les agrès qui semblent a priori les plus contraignants – ceux où l’impact du danger prend déjà une place prépondérante, faisant frissonner le public d’effroi et de plaisir dans un même élan –, la personnalisation est bien là. Tangible par exemple chez Eva Ordonez Benedetteo, trapéziste de My!Laïka qui a un rapport à son agrès, à la fois fluide et instinctif, à la limite de l’écriture corporelle automatique, « cherchant à se libérer de l'effet "perroquet" de cette technique de cirque » (Florent Bergal, metteur en scène). Tangible aussi le déhanchement félin de la funambule Tatiana Bongonga, promesse de grâce et sensualité, malgré la présence incompressible de son balancier (Nord/Sud, Buren Cirque).

L’agrès au centre du propos

Par sa simple présence sur un plateau, un agrès raconte déjà des choses. Selon Agathe Olivier, « le fil peut raconter la fragilité d’une relation : seul sur un fil, tu maîtrises mieux l’équilibre ; à deux, tu dois être à l’écoute des déséquilibres ou des rattrapes de l’autre, jouer avec sa fragilité… c’est un travail de partenariat. » Portés par « l’envie d’utiliser le fil comme une circulation scénographique », Les Colporteurs ont exploré les différents possibilités offertes par cet agrès – variation des longueurs et hauteurs de fil, et même musicalité : « il y a vingt ans, nous avions créé un fil musical avec La Volière Dromesko : un petit fil autonome, relié à une espèce de coupole. Antoine (Rigot) venait en jouer avec un très grand archet ; plus je montais, plus ça allait dans les aigus. Le son n’était pas terrible, mais l’image était belle. » Jusqu’à la construction d’une structure inédite : la fameuse étoile, inspirée de la scénographie du Fil sous la neige, « à la fois contrainte et terrain de jeu. A l’issue du spectacle, Antoine et Patrick Vindimian, architecte, ont peaufiné cette structure autoportée et auto tendue. Nous avons fait ensuite des ateliers avec des fil de féristes, puis créé des solos, duos, trios, voire des septet. »
Le trapèze volant, quant à lui, véhiculait déjà un propos fort pour les Arts Sauts : « il nous fallait un support pour faire du trapèze, donc autant le développer tout de suite dans le sens où nous avions envie d’emmener le spectacle. Pour nous, c’était la liberté, la hauteur, le gigantisme », se souvient Stéphane Ricordel. « Nous avons travaillé avec les Arts Sauts de manière uniquement scénographique. Avant même de savoir quel serait le sens ou le contenu, c’est la scénographie qui nous amenait à réfléchir : nous avions besoin de multiplier les points de départ, d’arrivée, de concordance entre les porteurs pour que le voltigeur passe le plus de temps en l’air. »

Scénographie, dramaturgie : les contraintes techniques

Une manière de travailler que le metteur en piste a conservé pour Âm, spectacle de la 22e promotion du CNAC : « je l’ai attaqué avec une proposition de scénographie : une plate forme comme fil conducteur du spectacle. Au début elle sert d’écran de projection incliné, au milieu elle est mobile au sol, à la fin elle devient plafond et va réduire l’espace. C’est à cet endroit que la scénographie devient agrès : ces contraintes amènent de la dramaturgie. Au théâtre, c’est pareil : les changements de décors ou de costumes peuvent se faire lors de pauses – mais c’est un peu triste. Ou bien, ils s’intègrent dans le spectacle - le comédien pousse la table, et se retrouve d’un seul coup dans un salon ; il lève la tête, la lumière arrive, et il se retrouve devant le soleil… C’est de l’écriture scénographique. »
A cette nuance près que la scénographie circassienne impliquent des contraintes spécifiques : « un montage reste un montage – c’est lourd, c’est long, c’est inévitable. Le grand rôle du metteur en scène est d’essayer de fluidifier ces endroits. Je pense que la notion d’agrès de cirque est la plus grosse difficulté qu’un metteur en scène de théâtre va rencontrer quand il se frotte à une mise en piste : comment gérer le montage, le démontage et l’incorporation de ces agrès, avec les contraintes que l’artiste s’y est mis. Je connais ces contraintes, je sais ce qu’est le respect de l’artiste par rapport à son agrès : on ne change pas la taille d’un cadre ou le diamètre d’un tube pour des raisons esthétiques, ça peut changer dix ans de travail ! C’est à mon sens l’endroit le plus compliqué dans les spectacles de cirque ; on risque très vite de te retrouver dans une succession de numéros. »