Soigner les artistes : le point de vue des médecins

Entre ressenti et préconisations, des médecins se penchent sur le cas des circassiens.

06.10.2008

MJ Martin, B Riff, JD Escande

Intervention de Bertrand Riff, président du Prato et médecin à la maison médicale de Moulins à Lille, lors du colloque organisé par Philippe Goudard « Médecine du cirque » du 21 novembre 2003 à La Villette – Paris (Les actes "Médecine du cirque vingt siècles après Galien » ont été publiés à l’Entretemps).

Nous sommes des artisans à défaut d’être artistes et pourtant on nous parle d’art médical.
Nous travaillons dans une maison médicale où nous sommes 3 médecins généralistes.
A coté de notre pratique de médecine générale, nous avons une clientèle de sportifs de haut niveau, une pratique dans le domaine des addictions et notamment de l’addiction au mouvement et une clientèle d’artistes : comédiens, danseurs, circassiens, plasticiens, chanteurs …
Nous avons assisté à cette évolution vers une réelle polyvalence et un décloisonnement des genres : la scène chante, danse, cirque, clowne, musique, et un même artiste se doit d’intervenir dans plusieurs registres.

Gérer dans l’urgence

La première rencontre est souvent une rencontre dans l’urgence.
Il faut que ... "le show must go on".
Il faut réparer, rendre le corps opérationnel pour le soir, après on verra.
Cela nous amène à des réponses absolument pas codifiées, pas validées, et que l’on utilise de façon très peu habituelle.
Il faut rendre la voix, supprimer les douleurs, calmer les articulations, enlever la fièvre, gommer la fatigue, faire disparaître les angoisses.
Souvent la cortisone est là, en inhalateur, en injectable, en infiltration ou par voie orale.
Pas le temps de débattre de notre angoisse des lendemains à force de forcer un corps qui n’en peut plus, à force de ne pouvoir l’écouter pour des tas de raison : « le show must go on ».

Souvent on arrive après des traitements maison : un copain m’a dit que, un collègue m’a dit que, et puis le metteur en scène m’a dit que l’on comptait sur moi
Souvent on s’intercale entre d’autres thérapeutes, dans l’urgence et l’angoisse on ne sait plus à quel saint se vouer. Vous y croyez, vous docteur, à la médecine ayurvédique ?

Gérer dans le temps

Bien souvent l’histoire nécessite une prise en charge sur du long terme.
Bien souvent, il s’agit de problèmes ostéo-articulaires. Là, les choses se compliquent. Il n’est pas rare que nous rencontrions un artiste pour qui l’accident de travail n’a pas été déclaré. Les artistes n’ont pas l’impression de travailler.
Bien souvent il y a itinérance avec de multiples thérapeutes ; de multiples diagnostics et de multiples propositions thérapeutiques. Presque toujours, le repos souvent indispensable est mal accepté voire refusé chez ces addicts au mouvement.

Et puis il y a l’angoisse de l’instant, mais aussi de l’après, quand le raté du corps permet d’entrevoir le jour où le corps n’assurera plus.
Le corps outil qui perd en performance, en capacité à cause de l’accident, un jour perdra en compétence et ne répondra plus à la perfection à cause du temps qui a passé.
Le corps image aujourd’hui d’une plastie admirable, aujourd’hui beau, qu’en sera-t-il dans quelques années ?
Il nous faut choisir les meilleurs techniciens c'est-à-dire les plus disponibles, comme les plus au clair avec leur technique. La disponibilité est autant temporelle qu’à l’écoute et au débat.

Il semble y avoir des similitudes entre la condition de l’artiste d’aujourd’hui et celle de l’ouvrier du début du XX° siècle.
Le corps outil ne doit pas flancher. Un homme, un vrai, ne se plaint pas, ne courbe pas l’échine et encaisse les conditions les plus dures. L’ouvrier était un homme, un vrai, l’artiste est un homme, un vrai.
La difficulté à reconnaître et faire reconnaître le mal causé par le travail (absence de couverture sociale, absence de déclaration d’accident du travail…) se réfère à cette condition.

Tout cela se complique avec les circassiens qui, en plus d’être des surhommes, sont des itinérants. Comment donner une permanence à l’itinérance et à l’éphémère? Comment permettre à quelqu’un qui ne sait pas s’asseoir de se poser quelque temps, de s’arrêter à un endroit et d’engager un débat avec une même équipe sur cette articulation qui n’en peut plus... ?