Le cirque précaire, Cie La faux populaire le mort aux dents © CR, L'orage et le cerf-volant, Cie Hors-pistes © Florence Delahaye, Petit Mal, Race horse Company © Romain Etienne

Agrès : jouet, instrument, extension de soi ?

Dans sa définition originelle, le terme « agrès » fait avant tout référence à un vocable gymnique. Dans le milieu du cirque, il recouvre d’autres réalités. Mât chinois, roues (allemande, cyr…), trapèze(s), fil… Objet ludique autant que contrainte, outil privilégié pour une expression corporelle : esquisses de définition.

08.07.2011

Julie Bordenave

Quand on évoque le terme d’agrès, les langues se délient, et les vocables fusent, comme la révélation d’une part intime du circassien et de ses aspirations profondes. « Quelle que soit sa direction de recherche, l’agrès est avant tout une excroissance des possibilités humaines » pour Vincent Gomez (Cie Hors Pistes) ; « on peut considérer que tout élément extérieur au corps d’un artiste de cirque , qui a vocation a lui permettre de faire une figure ou un numéro, constitue ce qu’on appelle un agrès ; une ligne de lumière peut être considérée comme un agrès, dans la mesure où un doigt , une main , un corps tente de prendre appui sur cette ligne de lumière pour produire un effet physique » selon Jean-Pierre Marcos, directeur du Cirque Jules Verne d’Amiens. Pour Jean-Michel Guy, ingénieur de recherches au Ministère de la Culture et membre de La Scabreuse, « la question de l’agrès fait référence implicitement à l’univers du sport, à tout ce qui est voltige aérienne ou gros appareil – bascule, balançoire. En ce sens, elle me parait restrictive ; je préfère donc parler d’instrument. Comme les musiciens, les artistes de cirque travaillent tous avec un objet. Ceux qui n’en utilisent pas – acrobates au sol, contorsionnistes – peuvent s’assimiler aux artistes lyriques qui n’utilisent que leur voix ; et ils sont malgré tout dépendants du sol pour l’expression de leur art - c’est très différent de faire de l’acrobatie sur du sable, de la terre ou du marbre. On pourrait même dire que le sol est un agrès pour l’acrobate. »

Agrès manipulateurs, agrès manipulés

Une idée de taille ou de rapport proportionnel au corps du circassien semble toutefois émerger de la notion d’agrès, « un outil qui met en valeur le corps d'un artiste de cirque – à la différence du jongleur travaillant avec des objets qu'il met en valeur par son corps, selon Julien Candy (Cie La Faux Populaire - Le Mort aux Dents). Difficilement manipulable, l’agrès est plutôt manipulateur. C'est un partenaire de jeu, un alter ego à l'artiste. Le jongleur a un rapport de supériorité à son (ses) objet (s) puisqu'il cherche à le (s) maîtriser ; un agrès doit être solide, et généralement grand et massif. » Ayant côtoyé dans les années 90 en terres cévenoles les motos d’Archaos – dont les sauvages vrombissements constituaient un lointain écho aux ruades du cirque traditionnel -, Guy Périlhou, directeur de La Verrerie, entérine l’analogie : « l’agrès est un objet qui devient un outil pour le corps du circassien, parce qu’il est plus encombrant et volumineux que le sien ; il n’est donc pas tout à fait "domestique", l’enjeu artistique empruntant… la voie de la domestication. » Quelles voies emprunte le corps du circassien dans son rapport à l’agrès ? Pour Vincent Gomez, « on peut différencier au moins deux catégories : les agrès que l’on manipule, et ceux qui nous manipulent. Même si pour les premiers, on parle plus souvent d’"objets". Dans la première catégorie, il y a évidement Johann Le Guillerm et ses ustensiles de jonglerie dans l’espace (lire l’entretien avec Johann Le Guillerm). Quoique, concernant Johann, on pourrait ajouter une troisième catégorie, celle des agrès manipulant /manipulés. Dans la deuxième catégorie, il y a Mathurin Bolze, qui n’a cessé de faire évoluer son trampoline - allant jusqu'à faire disparaitre dans sa dernière création (Du goudron et des plumes), la toile qui jusqu’ici lui avait permis de toucher les cieux. Laissant place au vide et à une autre pesanteur. »

Cette notion d’être joués par les éléments est au c?ur du propos de la compagnie Ivan Mosjoukine : des agrès modulables à vue, servant à la fois la scénographie et la dramaturgie : « chaque agrès pose ou dessine des espaces différents ; la question se pose sur la manière dont on peut orienter le regard sur un élément en particulier, alors que tout est donné à voir », commente Erwan Larcher. Loin des structures fixes, les agrès sont ici des machines mobiles et évolutives. Pour renouveler la terminologie, les Mosjoukine parlent entre eux de « machine objet »: « la "machine" colle davantage au concept de quelque chose qui a une force en soi, qui te joue, te contraint ; finalement, c’est ce rapport de l’objet à soi - plutôt que de soi à l’objet – que l’on a envie de nommer », précise Maroussia Diaz Verbèke. Pour Stéphane Ricordel (co fondateur des Arts Sauts, actuel co directeur du Théâtre Monfort), il s’agit avant tout d’un même vocabulaire - une grammaire commune au circassien et au gymnaste, déclinable à l’infini : « l’acrobatie est constituée de sauts périlleux et de vrilles. Que l’on fasse du fil, du mât chinois ou du trapèze, c’est la même base ; même le jongleur crée des moments d’acrobatie de balles. Si je regarde un numéro de main à main, de fil, de trapèze, de corde volante ou de mât chinois, l’acrobatie est toujours là, à un moment ou un autre : je suis capable de la comprendre ou de la lire, et de donner un conseil à un fil de fériste - pas sur sa technique de fil, mais sur son moment d’acrobatie. Gymnastes et circassiens parlent le même langage. A tel point que le langage acrobatique actuel vient du trampoline - l’agrès où l’on envoie les plus grosses figures, jusqu’à quatre sauts périlleux ! Quasiment toutes les acrobaties - celles de la gym au sol, du plongeon de haut vol, du cirque - utilisent les mêmes termes anglais : "back in, full in, fifo, bifo…" »

Evolution : monodiscipline, agrès scénographiques

Dans les années 90, les agrès s’émancipent, au point de donner naissance à des spectacles monodisciplinaires. Stéphane Ricordel revient sur la création des Arts Sauts en 1993 : « nous étions assez peu de trapézistes à cette époque en France, et nous avions à peu près tous les mêmes rêves : le plus de liberté possible, rester le plus longtemps en l’air. Nous vivions tellement passionnément notre discipline que nous trouvions réducteur de la montrer seulement six minutes, au milieu des lions et du jonglage ; nous avions envie de la faire partager au moins une heure, nous pensions que cette discipline pouvait être un art à part entière. Bartabas, même s’il se défend de faire du cirque, a utilisé le cheval ; les Colporteurs ont eu la même démarche avec le fil ; Jérôme Thomas a utilisé le jonglage… Toujours cette histoire de nouveau cirque : les gens ont pu accéder aux disciplines en passant par les écoles et non plus par une transmission familiale. Ils sont arrivés avec leur passif d’artistes ou leurs références culturelles différente, et ont intégré ce qu’ils avaient appris – musique, danse, théâtre – pour l’amener au cirque. Nous nous sommes emparés de nos disciplines, en nous disant que nous pouvions faire du cirque différemment. »

Une place prépondérante donnée aux agrès dans certaines créations, au point parfois de contrarier, comme la Compagnie Rasposo : « il a aussi pris la place unique au centre des scénographies, on lui donne alors du poids, de l'importance. Ces innovations tendent trop souvent à être le seul propos du spectacle. On est dans une démonstration technologique, d'ingénierie ! » Prégnante depuis quelque temps, la tendance de l’agrès scénographique – structure lourde ordonnant le spectacle, à l’image de la grande roue de VOST (Epicycle) ou du plateau d’Öper Öpis de Zimmermann & de Perrot - brouille en effet les pistes. Pour certains, comme Joao dos Santos (Cie O ultimo momento), il convient toutefois de différencier agrès et scénographie. : « un agrès est une extension de toi ; techniquement parlant, c’est quelque chose avec lequel tu vas fusionner. Une scénographie, c’est autre chose : elle peut être un agrès – en comportant des éléments qui vont entrer en interaction avec toi - mais elle est beaucoup plus vaste : elle raconte déjà quelque chose, elle est stigmatisée pour un seul spectacle. Alors qu’un agrès a la possibilité d’être détourné. » Pour Stéphane Ricordel, les deux sont indissociables : « l’agrès constitue le lien scénographique entre l’artiste et le public : ce qui te permet en tant qu’artiste de pouvoir montrer une technique, quelle qu’elle soit. L’agrès, c’est l’objet – bâton, plateforme, tissu, cadre aérien, fil tendu, balle pour le jongleur, voire costume pour le comédien… - avec lequel tu te contrains à travailler. Il s’agit ensuite de détourner cette contrainte pour en faire un geste artistique. » Maël Tebibi, acrobate des Subliminati Corporation, voit pour sa part une liberté incompressible dans le fait de se détacher des agrès : « je trouve ça intéressant de n’avoir besoin de rien pour pratiquer l’acrobatie. Dès qu’il y un a support, n’importe quel objet, l’acrobate peut en bénéficier, sans qu’il ne devienne pour autant un agrès connoté - comme un mât ou un trapèze. »

Selon Jean-Michel Guy, le rapport à l’objet du circassien est fondamental, dans le jeu comme dans la contrainte : « le point d’accroche au monde du danseur, c’est l’espace. Celui du circassien, c’est le rapport instinctif à l’objet comme jouet potentiel ; un rapport d’exploration ouvrant un espace d’imagination incroyable. Paradoxalement, ce rapport ludique comporte aussi son opposé : la contrainte absolue de l’agrès. Quelque chose se joue dans ce renoncement, dans ce va et vient. » Par extension, l’on peut aussi considérer le tube de Jorg Muller – voire la boite de Sylvain Decure (Demain, je ne sais plus rien) ou celle de Pierre Rigal (Press, Cie Dernière Minute) – comme un agrès : l’expression d’un corps empêché, contrarié ; le besoin d’éprouver des limites fixées par une contrainte extérieure, et pourtant déjà s’en détachant pour aller ailleurs.

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