De nombreuses créations ont éclos cette saison, témoignant de la diversité de l’univers circassien actuel : de duos qui réinventent les langages gestuels en études sociologiques, de l’intégration des nouvelles technologies à la relecture des codes traditionnels, le cirque étend ses ailes pour toucher aux disciplines voisines – théâtre, danse, arts numériques.
02.01.2008
julie bordenave
S'il se frotte à d'autres disciplines, le cirque n'oublie pas de rendre hommages aux aînés, qui ont jalonné des territoires propices à l’expression d’un imaginaire fertile, avec, toujours, l’exigence d’offrir du spectacle populaire de qualité.
Le cirque a donc désormais toute latitude pour explorer des territoires encore vierges, l’intelligence frondeuse de GdRA le prouve. Après sa création nationale le 10 octobre dernier à l’Agora de Boulazac, puis une halte à Auch via le festival Circa début novembre, c’est au Carré des Jalles que le spectacle Singularités ordinaires a posé ses valises le 20 novembre. Sébastien Barrier, comédien virtuose se frottant régulièrement au théâtre de rue, le danseur acrobate Julien Cassier et le musicien sociologue Christophe Rulhes abordent de front des problématiques ordinaires, sur la base d’entretiens vidéo menés avec trois interlocuteurs : trois parcours singuliers auscultés d’un regard attentif, à mi chemin entre hommage et étude anthropologique. S’invitant inopinément dans la course, la vidéo joue le rôle de quatrième comédienne à part entière, tour à tour partenaire de corps à corps ou interlocutrice privilégiée ; comme de la terre glaise, les entretiens – diffusés sur une structure trônant en milieu de scène, monolithe aux allures de rampe de ski à la blancheur immaculée – sont un matériau brut dans lequel piochent à pleines mains et plongent de plain pied les trois comédiens.
De la carrière d’Arthur, joueur de flûte du Quercy - à celle de Michèle, serveuse algéro-togolaise se frottant au racisme quotidien dans un bar marseillais, en passant par Wilfride, danseuse étoile retraitée de l’Opéra de Paris qui convia la post modernité dans le répertoire classique, trois chemins de vie aux choix tranchés se succèdent, auréolés des performances des trois comédiens caméléons qui tour à tour se croisent, échangent, inversent leurs rôles, palabrant ou sous-titrant les propos d’un langage gestuel, dans une scénographie éclatée qui furette les moindres recoins de l’espace. Interrogateur, bienveillant, virtuose dans sa forme (triturations graphiques, post synchronisation en direct, simulation d’interaction avec les interviewés… les trouvailles se multiplient à l’infini pour ne jamais laisser le spectateur las ou indifférent devant ce robinet d’images), Singularités ordinaires happe le spectateur pour le tenir au creux de sa main durant ses quatre chapitres qui s’égrainent patiemment. Du socio culturel de haute voltige.
Les duos ont le vent en poupe en cette saison. Un garçon, une fille, les combinaisons sont multiples pour explorer un langage corporel se jouant des différences constitutionnelles. A mi chemin entre cirque, danse et musique, Crida Company offre une jolie parenthèse ouatée avec On the edge, créé le 15 novembre au Centre culturel Marc Sangnier de Mont-Saint-Aignan (accueil en collaboration avec le Cirque Théâtre d’Elbeuf). Portée par Julien Vittecoq et Jur Domingo - deux jeunes circassiens issus du Lido et lauréats Jeunes Talents Cirque 2006 - la compagnie franco catalane invente un langage gestuel tout personnel, porté par des présences fortes en plateau.
Dévoilant un univers singulier, exposés dans leur crudité voire leur nudité – qui interpelle mais jamais ne choque - les corps révélés dans On the edge bousculent le spectateur dans son attente. Telle une enfant un peu trop vite grandie, Jur offre à voir une vision de la féminité inattendue, grande liane qui cultive les en-dedans, se jouant de la massue par le biais de chorégraphies hypnotiques, avant d’aller poser des borborygmes d’une voix chaude sur lesquels tressaute, à terre, son lunaire partenaire. Le duo prend les acrobaties à contrepied : ici, la massue se mue en fusil, les corps de cherchent, s’affrontent ; se réconfortent, parfois. Deux solitudes se confrontent, laissant le public entre émotion et éclat de rire.
Le corps, il en est aussi question chez Philippe Ménard ; le circassien propose avec sa compagnie Non Nova le spectacle Doggy bag, dans lequel cirque et danse se font l’écho d’une poésie pessimiste sur l’aliénation des hommes dans la société post-industrielle. Accueilli à La Brèche de Cherbourg pour sa création le 20 novembre dernier, Doggy bag propose au spectateur d’assister aux rêveries solitaires d’un gardien de nuit dans un hangar désaffecté : toutes sortes de personnages fantasmés surgissent dans un décor désolé constitué de vidéo surveillance, de télés, de pneus et de sacs plastique abandonnés. Le circassien poursuit ainsi une recherche sur le corps, entamée de longue date avec sa compagnie Non Nova, qui trouvera un nouvel aboutissement avec la création de PPP en janvier prochain aux Subsistances à Lyon – une jonglerie sur glace explorant de nouvelles facettes de l’identité de son créateur.
Autre illustre figure du nouveau cirque, Bonaventure Gacon délaisse un temps son irrévérencieux et ambigu personnage de Boudu, pour repartir sur les pistes avec Volchok, nouvelle création du Cirque Trottola ; un spectacle conçu pour le chapiteau récemment acquis par la compagnie, hébergé en création du 23 au 25 novembre à Nexon, puis durant la première quinzaine de décembre à l’Espace Cirque d’Antony. Autour de ballots de chiffons épars, Bonaventure et sa partenaire de porté Titoune explorent un univers atemporel, en perdition, où l’absurdité le dispute au loufoque dans des situations incongrues. Brinquebalés, soupesés, lancés ou évités de justesse, ces ballots se font agrès modernes, tour à tour ombre menaçante ou nid douillet… Puisant dans une imagerie inspirée de Fred (auteur de Philémon et du Petit cirque) et nourri des souvenirs d’enfance de Titoune – dont le grand-père était chiffonnier – Volchok privilégie l’émotion à la prouesse technique ; pour renouer avec un impact émotionnel naïf et direct, qui président à la spontanéité de l’enfance et à la définition première de l’art brut.
Ancrés dans les codes d’un cirque plus traditionnel - pour mieux les détourner - le Cirque Aïtal investit quant à lui le chapiteau pour du circulaire pur jus avec La piste la, que l’on a pu apercevoir notamment durant le festival Circa à Auch. Un colosse aux bras de fonte – Victor – et une toute petite poupée punkette – Kati : 1m53 contre 1m87, un poids plume qui peut se jucher sur une seule des mains de son porteur… Toute la douceur et la dualité du duo se jouent dans ce jeu de mains, relation ambigüe singeant les relations de couple : tantôt sur le fil du masochisme rigolard s’amusant de la laxité de Kati, dans une surenchère de simulations de torture provoquant la jubilation du public ; tantôt dans le cocon d’une relation protectrice ; tantôt dans l’inversion des rapports de force, quand Kati se mue en écuyère virtuose pour dompter son mâle au sens strict… Une jolie relecture des codes classiques - avec l’éternelle figure du troisième clown gaffeur, ici l’homme orchestre dégingandé au costume dépareillé, qui n’hésite pas à convier le sampler pour diffuser ses boucles en live – et une utilisation optimale de la piste circulaire – six bancs en arcs de cercle aux tiroirs truffés d’accessoires… Le Cirque Aïtal cultive les images choc, l’humour irrévérencieux et l’enchaînement de saynètes enlevées au service d’acrobaties parfaitement maîtrisées.
Le rapport au traditionnel, il en est également fortement question dans le Mignon Palace du Prato : en recréation cette saison, ce spectacle fait revivre les belles heures de la salle mythique de la Somme. Fils de la balle, Gille Defacque revisite la mémoire de son enfance, entre souvenirs fidèles et miroir déformant : ces parents exubérants qui tiennent le lieu d’une main de maître, cette salle où l’on venait tour à tour regarder un film, assister à des combats de catch ou encore tournoyer au bal… Mignon Palace recrée sous nos yeux ces ambiances joyeusement foutraques, où un numéro de tissus aériens le dispute à une roue allemande, où les acrobaties sur BMX de Vincent Warin dérapent pour laisser la place à un combat de catch féminin. Pendant ce temps, les enfants se chamaillent (mention spéciale à Cédric Paga, quittant un temps le costume de Ludor Citrik pour camper avec justesse la candeur et spontanéité du petit garçon, allant jusqu’à se mêler au public durant les numéros) ou découvrent la sensualité dans un tango endiablé… Entre baraque foraine et ode au cinématographe d’antan, du spectacle populaire dans tous les sens du terme, servi par l’énergie revigorante de l’orchestre du Tire-Laine.
Initialement conçu en première mouture avec des étudiants de l’école du cirque de Chalons en Champagne pour l’événement Lille 2004, puis revisité pour l’ouverture de La Brèche à Cherbourg en octobre 2006, ce spectacle, dont la forme définitive fut présentée au Prato début décembre, est cher à plus d’un titre pour la compagnie : s’inscrivant de manière épidermique dans l’intimité de son directeur, Mignon Palace résulte aussi d’aventures humaines, qui lient le lieu à ses artistes fétiches depuis plusieurs années, l’incitant à soutenir et accompagner chacun dans ses projets solos (Séverine Ragaigne, qu’on retrouvera bientôt aux côtés de David Bobée ; Vincent Warin les et les Trois-quatre petites pièces pour vélo de sa Cie 3.6/3.4, ou encore Tanguy Simmoneaux à la roue allemande).
Julie Bordenave
GDRA, Singularités ordinaires Coproductions : Agora, scène conventionnée de Boulazac / Le Channel, scène nationale de Calais / Parc de la Villette, Paris / Le Carré des Jalles, Saint-Médard-en-Jalles / Culture Commune, scène nationale du bassin minier du Pas-de-Calais Soutiens : Circuits, scène conventionnée d’Auch / La Grainerie, lieu de fabrique des arts du cirque Balma / Association média 2 Méditerranée Marseille Aides à la création : Jeunes Talents Cirque / DRAC Midi Pyrénées / Conseil Régional Midi Pyrénées / Conseil Général de la Haute Garonne
CRIDACOMPANY, On the edge Production et diffusion : Scènes de cirque Partenaires et coproducteurs : Le Carré Magique, Lannion / Circuits, scène conventionnée d’Auch / Cirque Théâtre d’Elbeuf, centre des arts du cirque de Haute Normandie / L’Equinoxe, scène nationale de Châteauroux / L’Espace Périphérique / Jeunes Talents Cirque 2006 / Le Lido dans le cadre du Studio Création / Le Melkior, théâtre en partenariat avec l’Agora de Boulazac / Les Migrateurs et Le Maillon de Strasbourg dans le cadre du programme « Voix off » / Le Parc de la Villette, Paris / La scène nationale de Petit Quevilly Mont-Saint-Aignan / La Verrerie d’Alès en Cévennes, pôle cirque région Languedoc Roussillon Aides du Ministère de la Culture et de la Communication DRAC Midi-Pyrénées, Région Midi Pyrénées et Mairie de Toulouse.
CIE NON NOVA – PHILIPPE MENARD, Doggy bag Production de la Compagnie Non Nova, coproduite par Le Carré, scène nationale de Château-Gontier / La Brèche, centre des arts du cirque de Basse Normandie / Le Quai, Angers. Coproduction : aide à la création DMDTS et la Ville de Nantes Avec le soutien de l’espace culturel Capellia Ville de la Chapelle sur Erdre et du Trident, scène nationale de Cherbourg Octeville. Conventionnée par le Ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Pays de la Loire et Conseil Général de Loire Atlantique Soutien Région Pays de la Loire, Ville de Nantes et Cultures France.
CIRQUE TROTTOLA, Volchok Coproductions : Le Sirque, pôle cirque de Nexon en Limousin / Cirque Théâtre d’Elbeuf, centre des arts du cirque de Haute Normandie / Centre Culturel Agora, pôle de ressources culturelles et artistiques en Aquitaine / Le Carré Magique, scène conventionnée de Lannion-Trégor Avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication DMDTS.
LE PRATO, Mignon Palace Productions Le Prato, Lille Avec le soutien de Lille Métropole Communauté Urbaine, du conseil général du Pas-de-Calais Remerciements au CNAC, à la Brèche CRAC de Cherbourg, au Manège scène nationale de Maubeuge, au CGOS, au Colisée Théâtre Municipal de Lens, à l’Officie Municipal de la Culture d’Avion, à Culture Commune Scène Nationale du Bassin Minier du Pas de Calais, à Dyonisos Cahors Scène conventionnée, au Théâtre de Béthune.