Emma la clown / Jeanne Mordoj / Kati Pikkarainen et Victor Cathala

Les femmes dans le cirque contemporain

On imagine mal une problématique : "les hommes dans le cirque" ou plus généralement "les hommes dans l'art". C'est qu'ici comme dans tant d'autres domaines, la question de la place des femmes demeure problématique.

05.05.2010

Anne Quentin

Pour aborder ce sujet, il est nécessaire de poser quelques définitions. Les études, notamment les cultural studies américaines, s'intéressent depuis les années 60 aux représentations de genre dans les médiacultures, par le biais des gender studies. Ces études cherchent à définir quelles notions d'identités, de sexe et de genre sont représentées dans les médias de masse. Or, il existe de nombreuses façons de penser le sexe considéré soit sous l'angle biologique, soit sous l'angle de marqueurs sociaux et culturels (le genre). Le rapport entre ces deux notions est conflictuel. Il est passé par plusieurs phases : le patriarcat pré-moderne pour lequel le genre fait le sexe, le patriarcat moderne pour lequel le sexe définit le genre, le féminisme égalitariste civique, puis politique, essentialiste et enfin le mouvement Queer (a-normal, étrange), qui rebat les cartes du genre comme construction et non détermination.

Alors que ces études sur le genre, en France, commencent à susciter un intérêt certain dans la plupart des disciplines des sciences humaines et sociales, l’histoire de l’art peine à s’ouvrir aux méthodologies ou concepts issus des recherches féministes (parce que ce sont elles qui ont soulevé la question du genre). Les lieux de recherche où sont abordées la place des femmes (comme créatrices, mécènes, spectatrices, etc.) en histoire de l’art, en esthétique ou en arts plastiques sont rares. Il est vrai que la notion est complexe car elle induit une échelle : la valeur qui est centrale en matière d'histoire des arts.

Au fond, poser la question de l'art et des femmes, c'est se poser la question d'un art de femmes : y aurait-il une valeur particulière à l'art quand il est fait par des femmes ? Or, le simple fait d'évoquer le sujet conduit à remettre en cause les canons à l'œuvre. En effet, s'attaquer à la valeur, induit un travail de déconstruction des "normes" de l'Art et de son histoire, qui, rappelons-le, sont le fait des hommes. Il n’est dès lors guère étonnant que le genre, en tant qu’il remet en cause la nature censément universelle de tant d’intérêts identitaires, esthétiques ou scientifiques, ait été si peu relayé dans la réflexion sur la création artistique.

Linda Nochlin, chercheuse en histoire de l'art et féministe, postule que toute situation de la fabrication de l'art tant en termes de développement de l'artiste qu'en termes de nature de l'œuvre, se produit dans une situation sociale, fait partie intégrante de cette situation et est conditionnée par des institutions sociales spécifiques : les Académies, les mythologies. Suivre ce raisonnement, c'est convenir qu'aborder le sujet sous l'angle esthétique nécessite d'interroger en premier lieu la place faite aux femmes dans l'art, donc d'interroger les politiques à l'œuvre.

Au plan politique

L'homme crée, la femme procrée…

Si l'on se place d'un strict point de vue de l'égalité d'accès à l'exposition artistique, la mission pour l'Egalité instaurée au ministère de la Culture qui veille sur l'évolution des inégalités entre les hommes et les femmes affirme qu'en France, la Culture se conjugue au masculin. Cette mission a réalisé un rapport intitulé: « Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation ». Il est paru en 2007 et a été réactualisé en 2009. Les chiffres sont aussi implacables qu’atterrants tant ils sont convergents : à tous les niveaux de direction, à toutes les places artistiques, les femmes sont nettement minoritaires. Minorées parce que mineures ? On n’est pas loin de le croire lorsqu’on lit ces quelques lignes extraites de La Charte pour l’égalité, élaborée en 2004 à l’initiative du ministère de la parité. « Longtemps le silence a pesé sur la plupart des œuvres des femmes parce que la création ne pouvait aller de pair avec la place réservée aux femmes dans la société. Et la situation a moins changé dans ce domaine que dans beaucoup d’autres. » L’art n’est-il pas pourtant l’espace privilégié d’interrogation des archaïsmes et autres préjugés sociaux du monde ? Oui, mais un monde apparemment dépeuplé de femmes, cette « minorité » qui représente tout de même 51,4% de la population française.

Dans le champ de la scène, -seul terrain circonscrit par le rapport-, à l’exception de la danse, l’art se définit au masculin dans plus de 80% de ce qui nous est donné à voir en représentation. Dans les seuls centres dramatiques, on compte 39 femmes metteurs en scène invitées pour des productions ou coproductions majoritaires contre 178 hommes, en 2003. Moins présentes, les femmes sont aussi plus économes ou moins soutenues puisque le coût moyen de leurs productions est de 43 000 € contre 77 000 pour un homme…

Tout commence dès l’apprentissage. Dans les conservatoires, les jeunes femmes sont plus nombreuses. En 2002, elles représentaient 59% des effectifs de l’école du TNS et elles forment 50% du contingent du CNSAD (depuis Vitez) alors qu'au CNAC, la situation varie selon les années, mais montre en moyenne une seule fille pour trois étudiants. Et les cieux ne s’éclaircissent guère pour la suite de la carrière des actrices. On ne compte que 45% de rôles féminins dans le répertoire contemporain. Et apparemment, les femmes restent l’idéal rêvé d’un éternel masculin pour le moins peu avant-gardiste : maman ou putain, muse ou sorcière et surtout victime. Enfin, last but not least, les comédiennes gagnent en moyenne 30% de moins que les hommes.

Inégalitaire encore, la répartition des postes de direction au sein des institutions culturelles, comme le prouvent les chiffres. Or ces chiffres sont importants car le nombre d'hommes à la tête des institutions se corrélée à une très faible visibilité des femmes artistes.

LES CHIFFRES

Les hommes dirigent -92% des théâtres consacrés à la création dramatique -89% des institutions musicales -86% des établissements d’enseignement -78% des établissements à vocation pluridisciplinaire -71% des centres de ressources -59% des centres chorégraphiques nationaux

Que voyons-nous et entendons-nous ? -97% des musiques entendues dans les institutions sont composées par des hommes alors que 27% des commandes musicales de la Dmdts ont été accordées à des femmes en 2003 -94% des orchestres programmés sont dirigés par des hommes -85% des textes entendus sont écrits par des hommes -78% des spectacles de théâtre vus sont mis en scène par des hommes -57% des spectacles de danse sont chorégraphiés par des hommes

Le Parlement européen a adopté, le 10 mars 2009, une résolution enjoignant les Etats membres à prendre des mesures pour remédier à cette inégalité. Un sujet dont on peut signaler qu'il occupe beaucoup le législateur puisque pas moins d'une mesure par an est prise en la matière, en vain. Car comme le disait George Sand : "si les mœurs font les lois, les lois ne font pas les mœurs."

D'un point de vue politique, nous voilà donc pour le dire de manière un peu caricaturale : dans un monde d'hommes qui reproduit un art d'hommes. Un univers patriarcal dont le vieil adage "l'homme crée, la femme procréée" semble inscrit dans le marbre d'un paysage culturel qui n'en a pas fini avec les archaïsmes humains. Comme le dit durement l’écrivaine Elfried Jelinek, prix Nobel de littérature, soulignant le « mépris qu’exerce la culture envers le travail artistique des femmes, soumis à des critères d’évaluation spécifiquement masculins. »

Point de vue esthétique

La fin du masculin et du féminin ?

On pourrait croire qu'un tel contexte politique pousserait les femmes artistes à entrer en résistance par rapport aux modèles proposés. Or, il n'en est rien, ou presque. Ou plutôt, la question –quand elle se pose !- s'est déplacée. Ce qui change dans les propositions artistiques dans le cirque contemporain, en tout cas, tient plutôt de l'effet générationnel, que de la division hommes / femmes. Dans le regard qu'ils posent sur leur sexe, les hommes et les femmes semblent à égalité. Les jeunes générations semblent en effet sensibles à d'autres voies qui déstabilisent les polarités "masculin", "féminin", loin des positions identitaires politiques des années 70. Aborder l’art aujourd'hui dans la perspective de la différence sexuelle, ce n’est donc plus opposer mécaniquement un art « masculin » et un art « féminin », mais tenter de donner à voir comment les œuvres se trouvent traversées par cette question.

Mais pour aller plus loin et aborder cette question pour le cirque, il nous faut voir quelle spécificité le champ circassien présente par rapport à d'autres arts et donc envisager la question du langage et du corps de cirque. Ceux-là mêmes qui donnent matérialité au discours.

Existe-t-il un langage de cirque ?

Savoir d'où l'artiste parle est fondamental, car la spécificité du cirque est que c'est de la posture (l'espace ou l'agrès choisi) que naît le propos. Si le cirque est corps, ce qui saute aux yeux à l’évocation du corps circassien, par comparaison avec le corps du danseur ou celui du comédien, c’est sa capacité à réunir des états de corps opposés aux limites du réalisable, de l'extra-ordinaire... Dans la performance : le corps circassien incarne des contraires pour réaliser d'impossibles équilibres entre chute et rebond, gravité et apesanteur. Ainsi il peut "tutoyer les dieux", relier le ciel et la terre, imposer le mouvement ou le retenir, allier prouesse et risque de chute pour "dire" dans un même élan l'enfermement autant que son échappée, la vie comme la mort.

Dans cette circonstance, le corps circassien joue des lois physiques du monde pour ouvrir à d’autres espaces et s’y mouvoir différemment. Tous les propos de cirque contemporain ne parlent que de cela, mais à la prouesse traditionnelle, on a rajouté la poésie du geste, le sens, le propos, pour "recréer" plus que réenchanter le monde de la manière le plus métaphorique qui soit. Hommes et femmes subissent ou mettent en jeu ces contraintes dans une égale mesure. Au fond, la performance traditionnellement dévolue au masculin dans tous les secteurs de la vie, ne peut se décliner en genre dans le champ du cirque, car hommes ou femmes y sont confrontés, c'est intrinsèque à leur art.

Un langage de femme de cirque ?

Premier signe : l'agrès fondamental. Agrès de femmes ?
Pour le circassien, le corps en soi détermine déjà le mode d’accès à la discipline, et délimite souvent le choix premier de l’agrès. Puis vient le caractère de l'artiste, que l'on soit homme ou femme. Le choix est toujours d'abord conditionné ainsi. Ainsi chez les acrobates : le porteur est solide et responsable. Le voltigeur est léger, il aime prendre des risques. Alors, bien sûr, il existe des agrès plus féminins, question de morphologie (les femmes sont plus légères et plus souples, plus portées que porteuses), mais on voit des funambules hommes et femmes, des artistes femmes au mât chinois. Il n'y a pas d'agrès strictement féminin ou masculin.

2ème signe : l'être avant le paraître.
Comme le pose Corinne Pencenat dans "Le cirque au risque de l’art" (1), le circassien se situe à un endroit singulier, au confluent de l’athlète, de l’acteur et de l’artiste. Un corps est avant tout une personne, un individu. Voilà pourquoi l'artiste de cirque s'affranchit en général du personnage. Ce qui explique aussi que le propos soit plus nu, plus exposé que dans d'autres arts. Et peut permettre de supposer que les femmes dans leur simple fait d'être corps disent de leur féminité sans obligatoirement devoir soutenir un propos qui surlignerait le genre sexuel.

Propos de cirque

Le propos circassien raconte les corps souffrants, enfermés, déséquilibrés parce que "l'endroit" d'où l'artiste de cirque parle génère ses propres imaginaires, ses propres nécessités. Nul autre mieux que l'artiste de cirque peut éprouver dans sa chair et dans son art : la gravité, l'équilibre, le vide, le risque, le désir de voler ou de s'échapper. Le propos métaphorique est décliné à l'infini. J'ai travaillé deux ans sur le processus de création dans le cirque contemporain. Jamais la question de la féminité ne s'est posée telle quelle. Signe que le féminisme est passé par là ? Peut-être. Mais on pourrait tout aussi bien dire que le cirque, fut-il contemporain reste assez hermétique aux soubresauts politiques du monde. Et la question de la femme reste éminemment politique… Ou bien encore que le cirque raconte lui-même, toujours, et fait propos dans le geste (on parle de chorégraphie, de mouvement) plus que dans le verbe. Dans une performance qui exige une présence entière, un dépassement de la technique, un "état". C'est peut-être là que se pose la question de la femme. Non comme propos, affirmation, revendication. Mais comme état.

Une fois ces principes posés, penser les représentations m'oblige, moi femme, à étudier ce que représente la femme dans l'univers masculin ! C'est un inventaire archi-rebattu qui s'offre à celui qui observe les représentations à l'œuvre dans les œuvres. Le masculin ne varie guère dans ses mythes. Pour lui, les femmes sont mythologiques, quotidiennes, fatales, miséricordieuses, charmantes, charmeuses, elles sont femmes de pouvoir et dames de cœur, mères et les putains, sorcières et les princesses… No comment ! Mais que disent les femmes, elles, d'elles-mêmes ?

Mythologies des représentations

Plutôt que de poser des généralités, impossibles en la matière, j'ai suivi des parcours de femmes de cirque ou de couple, dans une casuistique qui me permet d'éviter –je l'espère- les simplifications, m'intéressant à celles qui me semblent les plus représentatives de la femme de cirque aujourd'hui.

Adrienne Larue (Compagnie foraine) a commencé le cirque en 1968, elle est parmi les pionnières du cirque contemporain et sans doute la plus marquée par les courants d'émancipation. Elle affirme : "J’ai une représentation de femme hors normes : la pute, la femme sexy outrée. Quand je suis sortie de chez Jacques Lecoq, le maître nous offrait en cadeau un thème auquel il nous faudrait réfléchir toute notre vie : j'ai reçu la clé. Après Lecoq, je pensais déjà au théâtre forain, j’imaginais un placard avec 7 armoires, j’aurais la clé, je serais la femme de Barbe bleue et j’ouvrirais les placards, il y aurait des mannequins, des personnages… J'aime les personnages doubles : le diable et son ombre, Alice et l'autre côté du miroir."

Adrienne Larue représente une génération qui a connu le MLF et sait jouer des fantasmes archétypaux. En cela, elle représente son temps. Plus complexe est la notion de féminité dans la génération suivante qui semble dire la condition de la femme loin des combats politiques identitaires, plus en phase avec une époque qui les a déjà vécus, en les laissant pourtant entiers. Ainsi Emma la clown est l'emblème du clown au féminin qu'elle revendique dans l'énoncé même de son personnage. Rien pourtant dans son propos ne la distingue d'un homme elle qui s'attelle à Dieu, à la psychanalyse, à l'altérité, au voyage… La critique dut-elle s'attacher à relever systématiquement une "femme" en Emma, l'artiste n'en évoque pourtant que le miroir que, sans doute elle tend au masculin, plus que l'affirmation.

Angela Laurier (Compagnie L'ange est là), elle, dit : "À cet âge où je me cherchais, c’est un choix conscient que j’ai fait à la fin des années 70 (en voyant la contorsionniste chinoise du cirque de Canton) de me spécialiser dans cette discipline. Ce visage qu’elle portait comme un masque m’a troublé comme une révélation, j’ai voulu rejoindre ce qu’elle représentait ; le simulacre et une étrange beauté." Angela Laurier avoue d'ailleurs entretenir avec son corps des rapports aliénants, osant parfois, lassée des contorsions quotidiennes, "j'ai un corps de vieille pute" ! Instrument d'avilissement qui dit aussi la condition de la femme… Dans son spectacle "Déversoir", elle est la mère qu'elle n'a pas été, la sœur solidaire, la citoyenne révoltée par les conditions psychiatriques et elle est une femme qui veut s'émanciper de sa famille pour exister autrement. Alors, oui, "Déversoir" est une affaire de femme. Mais si Angela avait été un homme, le propos aurait-il été radicalement différent ?

Autre représentante de cette génération post-soixantuitarde, Jeanne Mordoj (cie BAL). L'artiste a toujours affirmé -et les titres de ses pièces en témoignent- que la féminité était une de ses obsessions. "Eloge du poil", par exemple, traitait des femmes à barbe, « Ici, la femme à barbe représente la féminité dans ce qu’elle a de mystérieux, de répulsif et d’attractif à la fois ; forme d’indépendance, on ne peut ni la maîtriser ni la mettre dans une case. Elle peut tout dire, tout faire car elle est hors du monde des conventions. »

Une manière d'éviter tout catalogage de son travail, toute intentionnalité qui pousserait à la justification. Une femme plus proche de ses obsessions intimes que de l'action militante, réactivant de manière moderne le débat sur le "Trouble gender" de la philosophe féministe Judith Butler qui affirme que le genre n'est pas lié au sexe et qu'il peut à ce titre proliférer au-delà des limites binaires imposées par l'apparente dualité des sexes.

Plus indifférenciée aussi, la démarche de Pénélope Hauserman (cie les Intouchables). La trapéziste travaille sur le corps depuis plus de 5 ans. Son "Cirque de chambre" n'utilise pas de marionnette, mais s'attaque à l'image du corps-objet. Quelques élastiques posés à même la peau suffisent à évoquer une poupée désarticulée, à la manière des sculptures érotiques d'Hans Bellmer dont l'artiste s'est inspirée. Avec ses jeux vocaux un brin gothiques, ses contorsions monstrueuses, ses apparitions hallucinatoires de corps suspendu, Pénélope synthétise à elle seule les formes que le propos de femme peut prendre au cirque : sensualité, érotisme, manipulation, corps objet, androgynie, abstraction… Même si à voir les travaux d'Angela, Jeanne ou Pénélope, on peut se demander pourquoi la monstruosité semble un thème de prédilection des femmes…

Plus jeunes, Chloë Moglia et Mélissa Von Vépy (Compagnie Moglice-Von Verx). Les deux trapézistes font duo féminin, ce n'est pas si fréquent. Leur spécialité : se passer de leur agrès, le trapèze. Elles bravent les lois du vide et de la verticalité, dans « I look up I look down » et celles du miroir dans "Miroirs, miroirs", que Mélissa assume, seule. Or si dans I look up, le propos des deux artistes nous projetaient dans l'absurde beckettien, le miroir est un "attribut" féminin, bien que non énoncé comme tel. Mais les artistes sont femmes, toutes deux et leur corps parle, même hors d'elles…

Dans les dernières promotions, rares sont les jeunes circassiennes que l'on peut repérer, qui témoignent de la question féminine. On peut citer Nedjma Benchaïb ("J'ai l'étiquette qui me gratte" en 2009) et en oublier, sans doute…

Si l'on considère que le sexe et le genre se produisent dans la relation à autrui, il faut aussi s'intéresser aux couples pour tenter de comprendre dans la différence des sexes ce qui se crée du même ou de l'indifférent. Or, dans les rapports de couple, au cirque, les ambiguïtés (troubles) ne sont guère de mise. Les archétypes de la société, loin d'être remis en cause, semblent au contraire se confirmer, comme chez Vent d'Autan qui s'est fait une spécialité de la déclinaison de l'amour. Le thème est immémorial. Tu m’aimes ? Je t’aime ? Je te même ? Je nous ? Entre séduction et pouvoir, les jeux de rôle sont pour le moins préécrits. Les femmes s'abandonnent, fragiles, portées par la puissance masculine, puis se dressent en "impétueuses madones, soumettant leurs partenaires aux imprévus de leur fantaisie." !

Moins prédéterminés, les rapports entre Camille et Manolo / Théâtre du Centaure. Pourtant, trop occupés par le couple qu'ils forment avec leur animal, ils n'interrogent pas celui qu'ils forment eux. Mais les deux artistes font aussi sans doute confiance à ce que leur couple raconte hors de leur volonté. Une union, une beauté, une grâce, une fusion dont ils savent jouer comme dans un éternel amoureux plus qu'une division biologique ! Le Cirque Aital, lui, affirme les différences avec humour et légèreté. Victor Cathala, porteur de main à main, est grand et costaud. Kati Pikkarainen, voltigeuse et contorsionniste, est petite et frêle. Tous deux enchaînent les acrobaties pour dire les incompatibilités, les forces, les timidités, les pudeurs, les faux-semblants et les incompréhensions des corps. Mais là, les 2 protagonistes convoquent leur intime, plus qu'ils ne défient la société. Encore que…

Ce petit panorama montre bien la complexité du thème dans ses représentations dont il est difficile de cerner de vraies tendances. Une chose est sûre, ici comme dans les autres champs de l'art, la question de la femme ne se pose plus en des termes ouvertement libérateurs. De là, à ce que la question ne se pose plus du tout… Il n'y a qu'un pas qu'on se gardera bien de franchir, malgré l'absence de réelle démonstration.

Mais on ne peut conclure ce panorama, encore une fois, très incomplet sans citer la Compagnie Non Nova de Philippe Ménard. Seule représentation réelle de la question du genre, dans le cirque français. Philippe Ménard se débarrasse de sa peau d’homme dans PPP. Le jongleur imagine à cet effet un dispositif extrême qui soumet son corps à la glace, froide, imprévisible, dangereuse. Matière qui réveille en lui des souvenirs de garçon qui se figent et s'évanouissent, des désirs contrariés. Phia, dans PPP, quitte ce qui la relie encore à l'identité de ses papiers (son nom de scène est resté Philippe, mais elle est déjà en train de devenir Phia) pour rejoindre enfin la femme qu'elle veut être. Elle est sans doute la plus belle illustration de la citation de Beauvoir : "On ne naît pas femme, on le devient." Elle est en tout cas, seule à pouvoir se revendiquer au 1er degré de cet adage ! Elle qui questionne sans doute bien plus frontalement que toutes les autres femmes, le genre sexuel. Les autres femmes n'ont pas choisi, c'est toute la différence et les limites de ce sujet qui ne peut se satisfaire d'aucune généralité. D'autant que l'on peut contester l'universalité du genre et du sexe. Althusser disait ", " il faut questionner ce qui semble évident."

En ce sens, si on ne naît pas femme, ni homme, on ne le devient pas totalement non plus nous dit la philosophe féministe, Judith Butler qui consent à l'existence de deux sexes biologiques, mais affirme que l'on peut «choisir, si l'on veut, de ne devenir ni femelle, ni mâle, ni femme, ni homme». Remettre en cause, les pensées binaires sur le sexe, c'est admettre avec Butler ou à sa suite Beatrix Preciado que le genre ne serait pas une identité, mais un ensemble de gestes de styles, une temporalité sociale constituée. Un comportement, une norme qui peut se subvertir.

Nous pourrions alors dépasser la question du déterminisme sexuel au profit d'une structuration personnelle du désir. Et ouvrir une autre voie à la réalité biologique, penser autrement les relations de pouvoir et de domination du féminin et du masculin, en les resituant dans leur contexte culturel, c'est aussi espérer, qu'un jour peut-être, le thème de cette conférence soit caduc !

(1) Le cirque au risque de l'art, dirigé par Emmanuel Wallon, Actes Sud-Papiers, février 2002

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