Entretien avec Philippe Ménard, Cie Non Nova

A la tête de la compagnie Non Nova depuis 1998, Philippe Menard s’attaque avec PPP à de la jongle sous contraintes : seul en scène, le jongleur s’expose à une centaine de balles de glace suspendues au dessus de sa tête. Un décor mouvant, glissant, qui l’oblige à louvoyer pour maintenir son propre équilibre, et éviter de s’échouer dans cette redoutée Position Parallèle au Plancher (PPP).

08.10.2008

Julie Bordenave

L’artiste brise ses balles pour mieux s’affranchir de leur chute, cette « épée de Damoclès du jongleur » ; une tentative de se défaire de ce carcan qui lui laisse peu de place pour exister, tout comme cette peau d’homme dans laquelle il ne se reconnaît pas. Un défi à la matière, dont il ne sortira pas gagnant. Aveu d’humilité, portée par une farouche pugnacité.

Pour un jongleur, est-il jouissif de casser ses balles ?
Bien sûr, c’est la jouissance du jongleur ! A un moment donné, je jonglais avec une balle en silicone qui revenait toujours me taper, je ne pouvais pas m’en débarrasser. Là, je me dis que je peux les faire totalement disparaître. Pendant des années, quand je perdais une balle sur scène, je savais que les spectateurs ne regardaient que celle qui partait, pas celle que j’avais entre les mains. Là, celle qui est par terre, c’est que je l’ai cassée. Elle a fini son chemin, c’est un résidu, une trace, plus rien. Quand je pensais à PPP, au départ, j’avais la notion de quelqu’un qui se débarrasse de ses souvenirs accumulés pour accepter le monde qui change. Je pense que nous nous situons à un moment où il faut faire le choix. Soit on est nostalgiques, mais on ne va pas vivre longtemps ; soit on accepte le monde qui change, et on essaie de trouver le moyen d’être présents dans ce monde.

Votre scénographie utilise également des frigos robotisés, qui se déplacent sur scène…
Je voulais que la seule chose immobile, ce soit moi. Partir de l’idée d’un jongleur dans un espace sec, qui se remplirait de glace au fur et à mesure… Au début, il a sa totale liberté de mouvement, de jeu, d’équilibre ; plus l’espace se remplit de glace et d’eau, plus sa vie est en danger. Il n’est plus question de tenir en équilibre des objets, mais de maintenir son propre équilibre pour rester debout. Les congélateurs robotisés servent cette notion : le dernier choix qui s’offre à moi est de rester immobile – c’est la dernière image du dernier strip-tease. Tout est devenu trop dangereux pour l’être humain ; les balles peuvent lui tomber sur la tête, le moindre pas est devenu une affaire de vie ou de mort. C’est aussi une métaphore de notre propre vie. L’autre jour, un groupe de personnes âgées est passé alors que nous transportions de très gros blocs de glace ; j’ai vu tout de suite les gens se raidir, se figer, de peur de tomber. En vieillissant, la plus grande crainte, c’est de se faire mal en tombant. Je finis sur une image où le bloc me rattrape, ma robe reste collée, figée sur la glace : cette dernière scène rappelle que c’est la matière qui gagne.

Auparavant, il y a tout de même cette scène où c’est vous qui brisez les balles de glace en les projetant par terre…
Je voulais questionner l’identité de genre en utilisant la glace. Mes réflexions tournaient autour de cette notion importante : personne ne veut être à ma place sur scène, comme personne ne veut être à la place d’une personne transgenre. Je me suis demandé sur quoi finir : dire qu’être transgenre, c’est facile ? Non, être transgenre, c’est difficile. Il était évident pour moi que je ne pouvais pas finir sur le fait de m’affranchir de la matière ; au final, une fois que je me débarrasse de cette matière, elle est encore plus dangereuse, puisqu’elle est glissante. La dernière masse qui m’arrive, c’est ce siège sur lequel je peux me reposer en me disant : “Peut-être ai-je gagné ?” En fait non, elle me cloue, je ne peux plus bouger. C’est le poids symbolique de cette société hétéro-patriarcale, qui refuse d’admettre qu’on puisse avoir une identité de genre différente de la société.

Est-ce une volonté de montrer au public que vous êtes dans une quête vouée à l’échec ? Ou dans un combat perpétuel ?
Je ne crois pas que ce soit une quête vouée à l’échec. Il y a bien sûr un combat… mais chaque écriture parle d’un combat. Davantage qu’une quête, je pense qu’il s’agit de comprendre. A l’intérieur s’expriment des choses très intéressantes : les sécrétions, le toucher … Le fait de marcher ou de s’allonger dans la glace renvoie à notre propre implication dans la douleur ; on prend conscience de notre corps quand il ne va pas bien. Quand j’étais en résidence à Johannesburg, des gens venaient après la performance coller leur peau contre le bloc de glace, pour savoir ce que ça faisait réellement. Pour dédramatiser, être sûr qu’au final, ce n’était peut-être pas si dangereux que ça. Or, certaines glaces sont très dangereuses ; le dernier bloc sur lequel je m’assois, il faut que je fasse extrêmement attention que ma peau ne soit pas mouillée et qu’elle n’entre pas en contact avec le bloc, sinon je reste collé dessus.

A votre sens, que représente le corps pour un circassien : un champ des possibles à dompter et à explorer, ou au contraire des limites avec lesquelles il faut composer ?
Nous avons seulement un état de conscience plus aigu de notre corps par rapport au commun des mortels, c’est tout. Une sorte d’enfermement aussi, on cherche sans arrêt à utiliser un outil incroyable, on s’évertue à trouver quels sont les éléments qui vont faire évoluer notre corps, notre manière de voir. Quand on parle avec notre corps, on essaie de créer un vrai vocabulaire. Mais c’est limité : vous en avez vite découvert les grandes lignes. Ensuite, vous passez des années à trouver tous les découpages fractals à l’intérieur, pour faire en sorte que ça devienne intéressant.

Vous parlez d’enfermement, et en même temps de cette volonté de s’affranchir, d’essayer d’aller plus loin en exploitant cette marge de man?uvre. Quel sentiment domine dans votre rapport à votre corps : l’amour ou la violence ?
Je pense qu’au moment où vous prenez conscience que vous êtes vivant, c’est violent. Plus vous vous aventurez à essayer de comprendre le monde, comprendre votre corps, comprendre ce que vous êtes, plus ça devient dur. La grande question, c’est de faire en sorte que ce que nous écrivons soit d’une violence juste. C’était toute la question par rapport à l’identité par exemple. Vous pouvez très bien vous en moquer complètement dans cette pièce, ne voir que la glace, passer complètement à côté du sujet. Mais pour moi, ce n’est pas important ; celui qui a envie de s’attacher au sujet, il pourra le voir. Dans la scène où je suis avec un couperet, vous pouvez vous dire que c’est extrêmement violent, ça peut parler du suicide. Mais vous pouvez aussi vous marrer en vous disant que c’est simplement pour me gratter le dos… c’est juste à l’opposé.

A aucun moment, justement, vous ne surlignez votre sujet…
C’est là le plus important pour moi ; le sujet est là, celui qui a envie de poursuivre le sujet a l’occasion de pouvoir le faire, parce qu’il en a conscience. Mais je ne suis pas là pour l’imposer. Ce qui m’intéresse, c’est d’émettre l’hypothèse qu’on puisse parler d’un sujet comme ça, de ce que ça veut dire : qu’est-ce qu’une identité, que signifie le mot genre ? que définit-on par transgenre ?

Ces questionnements sont-ils présents depuis longtemps chez vous ?
Toujours. Ces questions d’identité, je les ai depuis l’âge de 10 ans. Elles n’ont fait que me poursuivre, m’assassiner par moments, revenir, disparaître… Et plus j’avance dans la vie, plus elles sont là au quotidien. Quand vous êtes transgenre, vous ne pouvez pas fuir votre corps.

Non seulement vous ne le fuyez pas, mais vous travaillez dessus, c’est votre outil premier…
Bien sûr, c’est aussi ce qui m’a poussé à être artiste. C’est le seul endroit où je savais que je pourrais vivre, survivre.

De plus, vous êtes artiste à partir de cette matière-là…
Etre artiste qu’est-ce que c’est ? La jonglerie, c’est un sport. Vous jetez des objets en l’air, vous pouvez le pratiquer comme un sport. Pour ma part, c’est ce qui m’a permis de commencer à m’exprimer, je ne sais pas vraiment pourquoi. Intégrer au fur et à mesure un travail chorégraphique, théâtral, vidéo… et comprendre un jour que j’avais besoin d’écrire des formes pluridisciplinaires, sur des thèmes qui m’inspiraient. Certains jours, je ne supporte plus ma peau d’homme. Quand on vous prête un physique qui n’est pas le vôtre, ça devient un enfer. C’est toute cette question, l’identité.

Où en êtes-vous par rapport à ces questionnements ? Vous semblez vous être quasiment affranchi de votre peau d’homme…
Oui, mais c’est un travail de longue haleine ; c’est un sujet tellement tabou… Il faut de toutes façons acquérir une force de conviction, vous dire que vous allez en parler ouvertement, et surtout ne pas vous retrouver tout seul. Les premières fois où j’ai commencé à en parler, autour de mes 18 ans, je me suis vite retrouvé seul. Je n’étais pas prêt à pouvoir expliquer, puisque moi-même je n’avais pas l’explication. Ce sont des étapes de compréhension très particulières. Vous ne comprenez pas forcément le fait de ne pas avoir les réactions qui correspondent à votre peau, la sensibilité, les désirs… C’est ambigu, difficile à appréhender. A un moment, vous pouvez comprendre, vous dédouaner d’une folie illusoire. Dire que je m’affranchis de ma peau d’homme dans ce spectacle, oui. En même temps, à la fin, quand je retire ces prothèses mammaires, je rappelle bien que ce corps est toujours, encore là. Malgré tout, même si je rentre dans une forme de transformation, mon ossature reste celle d’un homme. Je resterai toujours une femme bricolée.

Ne pensez-vous pas que ces questionnements sont finalement universels, même s’ils sont certainement présents chez vous avec beaucoup plus d’acuité ?
Bien sûr, mais ce sont des sujets très peu abordés. On nous définit par des identités sexuelles : hétéro ou homo ? On nous résume à ça. C’est en ça que le mot transsexuel est carrément faux, on ne définit pas une personne transgenre par sa sexualité : elle peut très bien vivre avec un homme ou une femme, ça n’a aucun rapport. C’est une question de liberté d’être, de savoir exactement ce qui nous constitue. C’est là où l’on touche à un danger. Notre société est hétéro-patriarcale, car même si l’on tolère l’homosexualité, la norme reste un homme/une femme, avec un père chef de famille qui décide. Tant qu’on ne remettra pas ça en cause, la société restera ce qu’elle est, il n’y aura pas dévolution ni d’égalité.

Propos recueillis aux Subsistances (Lyon) en novembre 2007.

Dates :

PPP
7 novembre : El Mediator, Perpignan
4 et 5 décembre : Théâtre Municipal, Abbeville
20 janvier : Le Parvis, scène nationale Tarbes Pyrénées, Ibos
24 et 25 janvier : La Ferme du Buisson, Marne la Vallée
Entre le 26 et le 29 janvier 2009 (à confirmer) : Festival Les Eclectiques, La Halle aux Grains, scène nationale de Blois
6 et 7 février : Les Halles de Schaerbeek, Bruxelles
19 février : Théâtre de Thouars
27 février : Auditorium des Sables d’Olonne
31 mars, 1er et 2 avril : Théâtre Universitaire de Nantes
Juin 2009 : à confirmer « Des auteurs, des cirques », Parc de la Villette, Théâtre Paris Villette.
Ascenseur, fantasmagorie pour élever les gens et les fardeaux
31 janvier : L’Avant Scène, Cognac

Doggy bag
23, 24 et 25 avril : Les Machines de l’Ile dans le cadre du Printemps des Nefs, Nantes