Des circassiens au service d'un propos

Des circassiens au service d’un propos

Maîtres d’une discipline qui leur est propre, les circassiens se frottent toujours davantage aux univers de metteurs en scène extérieurs au domaine. Apprivoisant les codes des autres disciplines sans pour autant perdre les leurs, les artistes donnent naissance à une interdisciplinarité riche de sens. Quand le sensationnel laisse la place au sensoriel…

De formation polyvalente (gymnastique, théâtre), Mathurin Bolze comprend dès l’adolescence que le cirque lui offre la possibilité de mêler différents modes d’expression, « un point de jonction qui alliait le plaisir de la théâtralité et le plaisir du mouvement. » Très tôt, le voltigeur évolue à la croisée des disciplines, aux côtés du metteur en scène de théâtre Jean-Paul Delors, du chorégraphe François Verret, avant de croiser les univers de Guy Alloucherie et Christian Lucas au sein de la compagnie Anomalie. Ses compétences de trampoliniste lui attirent aussi les faveurs de Kitsou Dubois, qui mène avec la recherche spatiale un travail sur la gestuelle et les processus d’orientation et de perception en apesanteur : « elle pensait que ses recherches sur la pesanteur pouvaient croiser mes recherches, ma pratique, et ces questions de gravité, de poids modifié. Elle travaille avec la vidéo, la piscine, les vols paraboliques... C’est un champ d’expériences que je n’aurais pas lancé moi-même. Etre interprète me permet de trouver un accès à des thématiques qui me nourrissent, de me confronter à des écritures qui me déplacent, me font rencontrer des pensées, des techniques, des poétiques, mais aussi des politiques sur la gestion d’un projet…. C’est un plaisir de sentir qu’on a une utilité, qu’on peut se consacrer pleinement à une partie du projet, sans pour autant avoir à porter l’ensemble. Ca autorise des libertés ! Même si avoir le champ vierge, c’est aussi une belle liberté. »

Parallèlement à ses travaux d’interprète, Mathurin fonde en 2001 sa compagnie MPTA : les Mains, les Pieds et la Tête Aussi, un nom qui scelle l’envie de l’artiste de mettre sa pratique au service d’un propos. Ses créations s’inspirent principalement d’écrits : c’est Le Baron Perché d’Italo Calvino pour sa première création Fenêtres (2002), ou Jorge Semprun qui l’amène à explorer la situation de l’homme en danger dans Tangentes (2005). « Avoir une armature liée à un livre, un support dramaturgique, permet d’être dans une recherche physique qui nourrit et canalise ; ça condense le champ des expérimentations autour du propos. » Avide de mélanger les genres, Mathurin confronte sa pratique aux autres disciplines - auprès de François Verret, de GdRA (regard extérieur sur Singularités ordinaires) - mais aussi dans ses créations personnelles : « J’aime que d’autres propos viennent rejoindre le cirque ou l’acrobatie pure ; la musique peut être un moyen de prendre en charge le propos, la scénographie aussi. Les corps ont des mots, des voix… Tout ça fait concordance à un moment donné, l’un nous renvoie à l’autre. »

Pour le trampoliniste, l’intégration de l’acrobatie dans un spectacle permet d’amener une autre vision du monde, de manière littérale : « prenons le comme un nouveau point de vue, au sens le plus physique du terme ; quelqu’un qui est en l’air propose un point de vue différent de celui qui est au sol, il recrée autour de lui un nouvel espace de rationalité. Pour un duo aérien par exemple, il faut réinventer des relations : quand le couple balance, quand l’un est suspendu à l’autre, un espace se dessine autour d’eux, c’est un nouveau point de vue. Au-delà de ça, l’itinérance aussi offre un autre point de vue, celui des gens en déplacement. De la même manière par exemple qu’un routier propose un point de vue sur la France, différent de celui de quelqu’un qui bosse toute la journée dans un bureau. »

Pour Antoine Raimondi, le travail d’interprète permet aussi de prendre le temps de mûrir un propos. « C’est un luxe d’avoir la possibilité de travailler en tant qu’interprète. Beaucoup de gens sortent de l’école en montant leur projet ; moi en sortant du CNAC vers 20 ans, je ne me voyais pas faire le tour des instituts culturels pour avoir des subventions, ni défendre bec et ongles un projet devant des gens… L’interprétation est un endroit de formation, de découverte, de transmission. » Spécialisé dans le cadre aérien, Antoine a travaillé avec le chorégraphe Denis Plassard (Compagnie Propos), avec Gulko du Cirque Cahin Caha, avec le compositeur Adrian Sinivia (Cie T2M) sur un opéra, et peut-être prochainement avec l’auteur de théâtre Claire Rangade (Théâtre Craie). Sa plus grosse tournée, il l’a effectuée aux côtés de Christophe Huysman, participant aux spectacles du metteur en scène (Human en 2006, prochainement Le Mâtitube) depuis leur rencontre lors d’ateliers au CNAC. « Faire La Villette avec le CNAC (Kilo de Thierry Roisin et Jean-Pierre Laroche en 2005, NDR) et le In d’Avignon avec Christophe dès ma première année de boulot, c’était une chance assez inouïe. Avant de faire entendre ma voix, j’ai besoin de tester plusieurs méthodes de travail avec des personnes différentes, de mûrir un propos plutôt que de me jeter dedans. »

Une véracité dans l’état de corps

Son propos, Antoine le peaufine au sein de sa compagnie Des Sisyphes… - montée avec Coline, sa partenaire de porté - en travaillant sur l’adaptation de la pièce Acrobates, d’Israël Horowitz, sous le regard du metteur en scène Pierre Déaux (collaborateur régulier de Nikolaus) : « Christophe et Pierre représentent les deux antipodes de ma courte vie professionnelle. Pierre sort tout juste du conservatoire, il nous propose beaucoup d’exercices, nous accompagne vraiment dans le jeu. Acrobates requiert un travail de comédien au sens classique du terme, tu t’appropries des mots qui n’ont pas été écrits pour toi, donc il faut passer par des phases d’exercices, de répétition… Christophe fonctionne de manière beaucoup plus intuitive, rythmique, physique. C’est l’énergie de ton corps qui porte le texte, mais tu n’es pas dans le naturalisme, le jeu, la comédie. Il cherche quelque chose de très épuré, on est moins dans la méthodologie, plus dans le ventre. Même s’ils portent un sens très fort, ses textes sont presque musicaux. La distribution se fait en fonction de ce qui se passe au plateau, il apporte une matière textuelle brute, que tu dégrossis petit à petit ; tout se construit ensemble, contrairement au processus de théâtre classique, où tu dois trouver comment intégrer un texte déjà existant pour qu’il sorte de manière juste. »

Pour Gérard Fasoli, qui travaille aux côtés Christophe Huysman sur la scénographie des spectacles de la compagnie Les Hommes Penchés, il s’agit de mettre en harmonie le corps en mouvement et la parole : « on arrive à faire parler des circassiens après de longues sessions de travail, en minimisant le mouvement, et en les mettant tout le temps sur des appuis sur le corps. Dans Human, Antoine fait un grand monologue sur son statut d’assisté social, juché sur une tournette. Non seulement son équilibre est instable, mais on lui a aussi donné des actions à effectuer pour obtenir des impulsions justes sur le texte. Si on l’avait mis au milieu du plateau en position de récitant, n’ayant pas la technique de comédien, il n’aurait pas forcément trouvé l’état de corps juste… Quand un circassien débarque avec nous sans expérience préalable de jeu, il faut trouver cette véracité sur l’état de corps. Ca vient sur des appuis, des impulsions, des contractions musculaires. Cette méthode se retrouve en théâtre dans des exercices d’apprentissage : donner par exemple une Fable de la Fontaine à déclamer à un individu, tandis qu’un autre lui met la main sur la bouche pour essayer de l’empêcher de parler. Quand le comédien va donner son texte en essayant de se libérer de cette contrainte, on arrive à des puissances de texte et de véracité intéressantes. »

Selon Antoine, un metteur en scène vient aussi chercher chez le circassien une certaine véracité brute du corps : « tu apprends ce métier dans la sueur, la douleur. Tous les gens qui sont passés dans des écoles de cirque se sont fait mal au moins une fois durant les apprentissages, ont des amis qui sont tombés, certains qui sont morts… Chaque jour tu te retrouves avec une corde dans ta main qui tient la vie d’un ami, c’est un rapport au travail dans lequel tu ne triches pas. » Les circassiens évoluent aussi dans une sphère d’humilité, garante d’une certaine authenticité : « Souvent, les comédiens nous envient ce rapport que nous entretenons entre nous ; c’est vrai que le milieu du cirque est un tout petit milieu par rapport à celui de la danse, de la musique ou du théâtre. Sans faire de comparaison excessive avec le cirque traditionnel, il subsiste quand même un certain esprit famille, un ensemble de paramètres qui font que tu es dans un endroit plus humain. L’artiste de cirque a aussi l’habitude de monter du matériel, on n’est pas coupé des autres secteurs du spectacle. Et puis le rapport à notre technique est concret, pas cérébral, elle nous remet souvent en place, on est à un endroit plus juste et plus facilement humble ; je pense que les metteurs en scène font aussi appel aux circassiens pour ces qualités-là. »

Apprivoiser sa technique

Etre interprète permet aussi à un artiste de tester les limites de sa discipline pour mieux l’apprivoiser. Après avoir prêté sa contorsion à des prouesses techniques, Angela Laurier a éprouvé le besoin de se recentrer sur son véritable sens à travers sa création Le déversoir, créé en janvier dernier aux Subsistances à Lyon. L’histoire très personnelle de son rapport avec un père tout puissant et un grand frère schizophrène, la nécessité de contorsionner son corps pour s’infiltrer dans les interstices d’un carcan familial composé de mâles dominants : une thématique déjà creusée dans les premiers spectacles de l’artiste québécoise (Mon grand frère ; Exutoire). A 46 ans, la contorsionniste se réapproprie son art, retourne aux racines de sa vocation pour mieux s’en libérer : « Avec la contorsion j’ai fait des formes beaucoup plus provoc, dans lesquelles je questionnais le voyeurisme, le fantasme… J’ai fait de grosses tournées pendant des années avec le Cirque du Soleil, j’allais contorsionner dans le public, je touchais les gens. Même s’ils ne t’en parlent pas directement, les gens fantasment sur ce que tu peux faire avec ton corps. » Angela choisit ensuite de donner un autre sens à sa contorsion, aux côtés de metteurs en scène tels que François Verret (travail en résidence depuis 4 ans avec le chorégraphe, participation à Contrecoup et Sans retour) ou David Noir (L’art est nié, file ! ; L’ange est là, l’or y est) : « J’ai voulu lâcher la provocation, c’était une étape, je n’avais pas envie de continuer là-dedans. David Noir a écrit de très beaux textes pour moi, qui étaient finalement beaucoup plus osés que ça, dans un rapport très direct avec le public. »

Explorant des facettes diverses de leur technique, les circassiens nourrissent un réel échange avec les metteurs en scène qu’ils inspirent. Il est maintenant temps de faire venir les autres disciplines à eux pour servir leur propos, ainsi que l’augure Mathurin Bolze : « J’aime l’idée qu’il y ait une technicité forte dans le cirque, j’aime la liberté qu’elle autorise ; j’aime le goût du trapèze volant quand je vois les Arts Sauts, je me dis qu’il y a toujours cette mise en risque de quelqu’un qui se jette dans les bras d’un autre, c’est une histoire qu’on peut me raconter sans cesse… Mais je pense aussi qu’elle peut se mêler à d’autres intimités. Les pratiques physiques explosent. Des corps en invention, il y en a dans beaucoup de disciplines : dans les arts martiaux, la danse hip hop, la capoeïra, la danse contemporaine… La richesse du cirque, c’est qu’elle ait envie d’accueillir ces choses-là, de les prendre comme fait du moment, comme actualité sociétale. Ce sont des voix multiples, différentes, avec des points de parallèle qui peuvent enrichir le vocabulaire du circassien. »

Entretiens avec Mathurin Bolze, Antoine Raimondi et Angela Laurier réalisés en janvier et février 2008.

Mathurin Bolze, Compagnie MPTA
Fenêtres
Coproduction : Compagnie les mains, les pieds et la tête aussi ; Centre des arts du cirque de Basse-Normandie ; Etablissement Public du Parc et de la Grande Halle de la Villette ; CCDAS – scène nationale de Sénart ; FURIES - Festival de cirque et de théâtre de rue de Chalons en Champagne ; Pôle Cirque Cévennes Languedoc Roussillon.

Tangentes
Coproduction : Compagnie les mains, les pieds et la tête aussi ; Centre des arts du cirque de Basse Normandie ; Fondazione Musica Per Roma ; Le Pôle Cirque Cévennes et Languedoc-Roussillon : La Verrerie d’Alès/Fabrique de cirque et le Cratère/Scène Nationale d’Alès ; Centre Culturel Agora – scène conventionnée de Boulazac ; La Comédie de Béthune.
Coproduction et accueil en résidence de création : Les Nouvelles Subsistances – Laboratoire de création artistique ; Scène nationale de Sénart ; La Ferme du Buisson – scène nationale de Marne la Vallée.

Du goudron et des plumes (titre provisoire), création 2009 :
Laboratoires et rencontres 2008 :
Du 02 au 23 janvier 2008 : Les Nouvelles Subsistances (Lyon)
Du 25 février au 15 mars 2008 : Centre des arts du cirque de Basse Normandie (Cherbourg)
Du 17 au 29 mai 2008 : Centre des arts du cirque de Basse Normandie (Cherbourg)
Novembre 2008 : Les Nouvelles Subsistances (Lyon)
Résidences 2009 :
Du 15 fevrier – 06 mars : L’Agora – scène conventionnée (Boulazac),
Mars-Avril : La CASCADE (Bourg Saint Andéol),
Avril – Mai : Les Nouvelles Subsistances (Lyon).
Partenaires pressentis (en cours) : Les Nouvelles Subsistances ; Centre des arts du cirque de Basse Normandie ; Pôle Cirque Cévennes Languedoc Roussillon ; L’Agora – scène conventionnée de Boulazac ; La CASCADE (Bourg Saint Andéol) ; Cirque – Théâtre d’Elbeuf…/…

Antoine Raimondi
Le Mâtitube de Christophe Huysman, Cie Les Hommes Penchés
Coproduction : Le Grand R, SN de la Roche-sur-Yon ; Le Vivat, SC d’Armentières ; Circuits, scène conventionnée pour les arts du cirque, Auch ; La Brèche, Centre des arts du cirque de Basse Normandie, Cherbourg Octeville.
Le Mâtitube a été accueilli en résidence à La brèche, Centre des Arts du cirque de Basse-Normandie (Cherbourg Octeville), du 18 au 29 février.
Tournée
4, 5, 6 / 28 et 29 avril, puis 2, 3 et 5 mai à la Roche-sur-Yon (programmation du Grand R, Scène nationale de la Roche-sur-Yon)
17, 18, 24 et 25 mai Festival Dedans-Dehors (programmation de l’Espace Jules Verne, scène conventionnée de Brétigny-sur-Orge)
30 et 31 mai Flers et Mortagne-au-perché (programmation de la Scène nationale 61, Alençon)
5 et 6 juin Festival delle Colline, Turin (IT)
21 et 22 juin Festival Solstices, Théâtre Firmin Gémier, Antony
29 juin Le Carré, Scène nationale de Château-Gontier
2 juillet, Festival Charivarue, La brèche, Centre des arts du cirque de Basse Normandie, Cherbourg-Octeville
5 et 6 juillet Festival Rayon Frais, Tours
17, 18, 19 et 20 juillet Festival Chalon dans la rue, Chalon-sur-Saône
Entre le 25 juillet et le 3 août Paris Quartier d'Eté

Acrobates, par la Cie des Sisyphes… : 26 avril, Le Prato, Lille.

Angela Laurier
Le déversoir
Coproduction et résidence : Les Subsistances, Lyon
Coproductions : La Verrerie d’Alès, Pôle cirque Languedoc-Roussillon ; Court Toujours Scène Nationale de Poitiers ; Centre Régional des Arts du Cirque de Basse-Normandie, Cherbourg ; Le Parc de la Villette, Paris ; L’agora, scène conventionnée, Boulazac.
Tournée 2008 :
18.19.21.22.23.24 jan 08 : création aux Subsistances
26 et 27 jan 08 : Ferme du Buisson (Marne-la-Vallée)
31 jan et 1er fév 08 : Périscope (Nîmes)
2 fév 08 : Théâtre de la Mauvaise Tête (Marvejois)
7 fév 08 : Théâtre de Clermont l’Hérault
8 fév 08 : Médiador (Perpignan)
14 mars 08 : CA#HORS normes internationales (Cahors)
20 mars 08 : Scène nationale Le Trident (Cherbourg)
du 8 au 20 sept 08 : La Grande Halle de la Villette (Paris)