Ayant débuté sur un agrès inventé, Marie-Anne Michel s’est tourné ensuite vers le mât chinois. De pratique éprouvée dans le désert aux influences de la danse butô, elle développe au sein de sa compagnie Carpe Diem une gestuelle tout en lenteur, tournant toujours autour de la recherche de l’équilibre dans le déséquilibre.
02.07.2011
Julie Bordenave
Quel a été votre premier agrès ?
Marie-Anne Michel : Dès 1996, j’ai développé au CNAC un travail sur une sculpture métallique que j’ai inventée : une sculpture tubulaire avec un panneau de bois, qui possède plein de faces différentes.
Pendant 8 à 10 ans, le c?ur de ma recherche a porté sur la recherche de l’équilibre dans le déséquilibre, sur cet objet fondamentalement instable. J’ai créé Duo de fer et de chair, une pièce courte de 20 minutes, sur cette structure. Ce qui m’intéressait dans cet objet au départ, c’est qu’il symbolisait une sorte de métaphore de la vie : comment garder la tête hors de l’eau avec un sol mouvant, et une donne qui change en permanence de manière plus ou moins chaotique. A travers sa manière de bouger, de changer de face de manière plus ou moins rapide ou surprenante, cette structure concrétisait ces thématiques, et me permettait de travailler sur la manière de conserver une harmonie, une douceur, un point d’équilibre.
Ce qui m’intéressait aussi dans cet objet, c’est qu’il était complètement mobile, sans aucun point d’attache : c’est un point fondamental par rapport à la venue au mât. Au bout de quelques temps, je me suis dit qu’il fallait que j’accepte de m’enraciner, pour aller plus haut, plus loin. J’ai eu une envie profonde de me mettre à nu sur quelque chose de totalement neuf ; une forme de défi de soi à soi. L’envie de réapprendre, de réinventer, d’aller à l’essentiel, sur un objet hyper simple – un tube, une verticale ; me faire confiance pour trouver des choses en épurant l’agrès.
C’est ce désir qui vous amené vers le mât chinois ?
M.-A. M. : Un peu en amont, il s’est produit une chose importante, qui m’a presque échappé : je suis partie faire une marche dans le désert en février 2003. C’est durant cette semaine que l’idée du mât est venue à moi : c’était en Tunisie, un désert doux, assez plat, avec des petites dunes rondes – et pourtant je voyais des verticales partout : un petit bout de bois, une branche, attiraient mon regard tout de suite. Une semaine de marche, c’est un temps privilégié de verticale ; cette posture fondamentale du debout faisait sens, pendant une semaine entière je voyais le lien entre le ciel et la terre partout. Pour moi, c’est ça le vrai déclencheur de mon passage au mât. Dans le mois qui a suivi mon retour, je me suis attelée à me faire construire un premier mât - très classique, haubané, juste pour faire des essais.
Comment s’est passée la découverte de cet agrès ?
M.-A. M. : Quand je l’ai installé, j’ai trouvé la verticale en soi magnifique – je savais d’ailleurs déjà que si je m’acclimatais à cet agrès, j’allais le transformer, pour supprimer les haubans et retrouver cette pureté du lien entre ciel et terre. Mes premières sensations sur le mât furent : beaucoup de larmes. Je me suis dit que ce serait trop dur. Les choses que j’avais développées sur ma structure auparavant étaient surtout de l’ordre du placement, j’arrivais à éviter une physicalité trop grande – je manque de force, je travaille dans la douceur, davantage sur la souplesse que sur la musculature. Or les premières montées au mât sont très difficiles : on passe presque plus de temps au sol qu’en l’air, il faut récupérer entre les montées – dès que je montais, mes avant-bras tétanisaient… Mais cet objet m’attirait tellement que j’ai vite trouvé plein de chemins. L’espoir nourrit suffisamment pour traverser ces caps difficiles au niveau du corps.
Vous avez finalement trouvé un chemin entre votre première structure et ce mât ?
M.-A. M. : Oui, ça s’est fait progressivement. Mais le premier contact avec le mât est abrupt, c’est une verticale ! Si l’on veut trouver des choses, il faut commencer par se hisser soi même, puis se laisser tomber. Le travail sur de nouvelles figures ou de nouvelles montées vient plus tard. Je n’ai jamais pris un cours de mât, il était important pour moi de trouver mon propre chemin. Mon manque de force est avéré, mon but n’était pas de l’augmenter pour réaliser les figures classiques : d’ailleurs, les cinq ou six figures de base, je ne sais toujours pas les faire aujourd’hui ! C’est aussi comme ça j’ai pu développer ma propre gestuelle, en trouvant des chemins de corps qui m’appartenaient - sans force, dans l’abandon. Bien sûr, il y a des manières de monter assez évidentes, communes pour tous - mais j’ai pu aussi développer beaucoup de figures qui m’appartiennent, en lien avec ma capacité physique : je suis plutôt grande pour faire du mât – il est plus facile d’être petit et trapu - donc j’ai trouvé des figures et des vitesses en rapport à ma morphologie. J’ai besoin de sentir dans mon rapport à l’objet je suis avec mon corps, et non contre, même s’il y a des moments douloureux.
Vous connaissiez suffisamment votre corps pour éviter de vous blesser, en vous attelant seule à cet apprentissage ?
M.-A. M. : J’ai derrière moi 6 ans d’école de cirque, des années de gymnastique bien avant, 5 ans de vie professionnelle en tant qu’artiste de cirque après l’école…. J’ai toujours travaillé à l’écoute de mes sensations ; je sais où je peux pousser, où je dois m’arrêter. Je travaille toujours avec les risques maximums – sans tapis, sans longe : c’est ce qui me permet d’être absolument certaine des chemins que je trouve d’une figure à une autre. Il m’est arrivé de voir des artistes travailler au mât avec un gros tapis en dessous, pour réaliser une figure très difficile. Ca n’est pas mon fonctionnement : il me semble que c’est plus fiable pour moi de faire 50 fois ma figure à 1m du sol, puis à 2m, puis de la monter progressivement, je suis ainsi certaine de mes sensations d’un bout à l’autre. Si un appui me parait un peu fragile, je ne vais pas faire ma figure, même en spectacle. Evidemment, le risque fait malgré tout partie du cirque, mais je pense qu’on a chacun ses manières de l’apprivoiser, de le gérer.
Vous avez ensuite pu concrétiser cette envie de mât autonome ?
M.-A. M. : Dès l’année suivante, je suis allé voir Serge Calvier pour créer ce mât sans hauban, qui n’avait jamais créé de mât autonome, mais ça l’intéressait. Ce qui était assez compliqué techniquement, c’est que je souhaitais un socle le plus discret possible, pour donner l’impression que le mât pousse du plateau. Serge a réfléchi dans tous les sens, ça a été assez long à inventer : Il a fallu partir sur un mât très fin, avec beaucoup de poids – le mat pèse 300 kilos, le socle fait 5mm d’épaisseur, il est constitué de plaques de tôles qui s’assemblent de manière astucieuse, le temps de montage est assez court. L’absence de haubans lui donne une apparence plus fragile : il est un peu flexible, il a sa propre oscillation et son propre son - il grince plus ou moins suivant le lieu ou l’humidité. Il a fallu que je réadapte mes figures : le mât autonome prend du mouvement, il se dérobe quand je prends un appui. C’était passionnant de passer de l’un à l’autre.
En 2004, lors de la création de Sieste verticale, vous écriviez que vous vous sentiez « comme de l’eau » sur le mât.
M.-A. M. : A l’époque, la sensation intérieure que j’éprouvais s’assimilait à de l’eau qui s’infiltre et qui trouve toujours une issue : elle a toujours un mouvement, une vitesse. Je ressentais quelque chose de très aquatique dans ma manière de chercher ; j’avais tendance à rechercher une fluidité sur certaines figures, voir où m’emmenait mon mouvement si je ne l’arrêtais pas pendant plusieurs minutes. Ce qui est drôle, c’est que j’ai créé une bonne partie de Sieste verticale dans le désert, lors d’un second voyage de trois semaines : or l’eau, c’est bien le seul élément qui manque dans le désert ! J’avais l’impression que c’était cet élément que mon corps incarnait sur le mât.
Comment s’est passé ce retour dans le désert ?
M.-A. M. : C’était très fort, c’est vraiment un lieu privilégié de silence, et de lumière. Créer mon spectacle là-bas a contribué à trouver ces vitesses particulières, qui font partie de ce qu’est ma gestuelle aujourd’hui. Le désert laisse tellement d’espace, les choses y prennent une place et un temps différent. Le défi ensuite, c’était de conserver une imprégnation de ce temps et cette qualité d’écriture sur un plateau. Je travaille de plus en plus dans la lenteur : assumer un certain vide crée des espaces par rapport aux spectateurs, habitués à être sollicités par des pièces où l’on superpose toujours plus de choses. J’essaie d’aller dans l’autre sens, de retirer les couches pour aller vers l’essentiel.
Dans le cadre du festival Excentrique en 2010, vous vous êtes aussi confronté à de nouveaux éléments, comme la pierre de la rosace de l’Abbaye de Noirlac ?
M.-A. M. : Le rapport entre cette pierre, figée depuis des centaines d’années, et la fragilité d’un corps, m’intéresse. J’ai envie de développer ce concept d’improvisation dans des lieux inattendus , d’étudier la manière dont le corps s’inscrit dans un espace. Toujours un lien à la verticale, sous une autre forme : le mât n’est plus là, je teste cette fois un rapport au vide, une forme d’apesanteur, de légèreté. J’ai aussi envie de pouvoir explorer le corps dans une architecture, je suis très attirée par des lieux en hauteur ou des espaces restreints, qui véhiculent toujours une notion d’équilibre, de fragilité. J’ai aussi fait des improvisations dans les arbres, dans des charpentes…
Vous avez aussi développé une autre technique sur Rivages.
M.-A. M. : Le principe du spectacle repose sur une traversée effectuée en duo avec Lionel About ; je ne touche pas le sol pendant une heure, c’est cette contrainte qui a fait émerger toute l’écriture. Au début, je me tiens debout sur deux bâtons, plutôt bas et horizontaux ; petit à petit, ils vont se verticaliser, jusqu’à se rejoindre pour constituer un grand mât autonome de 6,20m, tenu seulement par Lionel. Le risque est plus grand que jamais, je me dois d’être extrêmement lente sur la réalisation des figures ; si je passe mon corps trop vite de droite à gauche, Lionel n’a pas le temps de rééquilibrer le bâton. Toujours cette notion d’équilibre dans le déséquilibre, en incluant cette fois la nécessité de l’autre.
Votre prochain projet ?
M.-A. M. : La formation à la danse buto m’a ouvert des portes, j’ai envie de ramener cette énergie sur le mât. Pour 2012, je travaille sur un projet avec un contrebassiste, tournant autour de deux contraintes : une unique montée et une unique descente, effectuées de manière extrêmement lente ; et travailler en robe. Jusqu’à présent, le costume venait en dernier sur mes spectacles, et devait s’adapter à mes écritures - et me permette de réaliser les figures sans trop me brûler.
Cette fois, j’ai envie d’inverser le processus : placer cette robe comme une première clé, et écrire à partir de cette nouvelle contraire pour créer de nouvelles figures. Et comme le mat est souvent une discipline masculine, j’ai aussi envie d’y ramener de la féminité ; d’ouvrir un imaginaire différent, une autre poétique.
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