Un loup pour l’homme

Entretien avec la compagnie

Quand la contrainte libère les expérimentations, quand le main à main se dilue dans le corps à corps, quand le travail d’interprète nourrit la création d’auteur…

04.06.2008

Julie Bordenave

Lauréats de Jeunes Talents cirque en 2006, Frédéric Arsenault (voltigeur formé à l’Ecole de Cirque de Montréal) et Alexandre Fray (porteur issu des écoles de cirque de Chambéry, Rosny sous Bois et Châlons en Champagne) réinventent les codes du porté acrobatique à travers leur spectacle Appris par corps mis en scène par Arnaud Anckaert. Le travail effectué au sein de leur compagnie Un loup pour l’homme se nourrit d’expériences menées auprès de metteurs en scène tels que Guy Alloucherie (Les Sublimes, Base 11.19) et David Bobée (Warm).

Quand vous avez démarré votre carrière, vous imaginiez-vous davantage auteur ou interprète ?

Frédéric Arsenault : je me considérais - et me considère toujours - plus comme un interprète. J’ai envie de défendre le propos des autres, de m’intégrer à un style de spectacle, à des idées… Puis je me suis laissé tirer par Alex pour créer Appris par corps ; il avait envie depuis longtemps de créer sa propre compagnie, son propre spectacle.

Alexandre Fray : en effet, ce qui m’intéresse le plus au départ, c’est d’écrire mon spectacle. C’est peut-être une idée qui s’est développée lors de mon passage au CNAC de Châlons, une influence de l’époque Bernard Turin qui poussait l’artiste de cirque à se dire qu’il est aussi auteur… Appris par corps concrétise mes idées de spectacle, de duo, mais j’aime aussi l’interprétation. C’est très pratique de pouvoir mener les deux en parallèle.

L’un nourrit l’autre ?

A.F. : l’un permet de faire l’autre. Nos premières semaines de recherche sur notre création consistaient surtout à trouver une salle et bosser ; le fait d’avoir une compagnie qui fournit des dates et nous assure quasi l’intermittence, ça permet de prendre du temps pour soi.

F.A. : ça permet de faire des essais, de faire des allers/retours entre ta propre création, et le travail avec un metteur en scène ou chorégraphe extérieur : tu travailles à partir de ta propre technique, dans des champs différents, tu expérimentes, tu te nourris de tout… Ensuite ça permet de choisir ce qui t’intéresse, ce qui vient de toi.

A.F. : ce qui est particulier dans le travail d’artiste de cirque interprète, c’est que l’artiste de cirque reste maître de ce qu’il sait faire : c’est lui qui va se retrouver à écrire son numéro. Quand on me sollicite, je garde une part de maîtrise, puisque je ne suis pas capable de faire n’importe quoi. J’ai ma technique, je suis souvent pris pour cette technique - sauf exception, comme la barre russe qui résulte d’une commande de Guy Alloucherie -, du coup on se retrouve toujours plus ou moins à écrire nos passages techniques dans un spectacle.

Quelles sont les velléités d’un metteur en scène qui vous sollicite ?

A.F. : ce sont des gens intéressés par l’énergie physique dégagée par un artiste de cirque ; aujourd’hui en France, ce sont la plupart du temps des metteurs en scène et chorégraphes qui embauchent des acrobates pour cette énergie qui n’est ni celle d’un comédien, ni l’énergie de mouvement d’un danseur. On n’a pas les mêmes repères, la même manière de bouger…

F.A. : … pas les mêmes points d’appui.

A.F. : on ne dégage pas la même chose. Je pense que, souvent, c’est un peu plus brutal. Ca se retranscrit particulièrement chez Guy Alloucherie, qui recherche quelque chose d’assez engagé physiquement et politiquement : il veut des corps qui s’engagent vraiment. Depuis qu’il a trouvé cette énergie-là chez les artistes de cirque, il continue à travailler avec.

F.A. : l’une des premières fois qu’on lui avait montré notre travail, il nous avait dit : « faites votre technique le plus simplement du monde ! ». C’est vrai qu’on rajoute souvent de la danse dans notre travail de main à main, c’est un peu une erreur quelques fois. Au début c’est un peu frustrant, tu te dis que tu as fait trois ans d’école pour essayer de chercher des mouvements, et finalement on te demande d’épurer ta technique ! Mais après tu comprends pourquoi il le veut de cette manière-là, dans cet ensemble. Par rapport à ses thématiques d’engagement physique et politique, le plus important pour lui est d’aller à l’essentiel de ce qui se passe.

A.F. : chez Guy, on a une liberté extrême : ce n’est pas quelqu’un qui écrit pour les gens, ce sont entièrement les artistes sur le plateau qui écrivent le spectacle. Guy propose des thèmes d’ateliers, il nous fait bosser sur des thèmes comme l’accouchement, la crucifixion… Et c’est parti, on se met par petits groupes, on écrit nos passages. Ensuite il les voit et les sélectionne.

F.A. : le rôle d’Howard Richard aussi est important : c’est un professeur de danse, il est aujourd’hui directeur artistique de l’école de cirque de Montréal. Il travaille comme chorégraphe pour la compagnie depuis 2002, il avait participé au stage durant lequel j’avais rencontré Guy à Montréal. Howard va nous guider à travers ces improvisations ou ces travaux d’exploration. On travaille souvent avec des chaises, des mâts chinois, des tables… Guy va nous donner un thème, et nous, en groupe de quatre ou cinq, on va créer quelque chose avec l’aide d’Howard. Est-ce qu’on fait du cirque, de la danse, du théâtre ? On ne sait plus trop ! Ce qui est sûr, c’est qu’on travaille avec notre corps, on cherche quelque chose, que Guy mettra ensuite en scène, en forme.

A.F. : c’est du théâtre, avec presque pas de comédiens sur le plateau ! Guy aime les artistes de cirque, parce qu’il aime les gens qui sautent d’une chaise sur une table, puis qui se jettent sur quelqu’un d’autre, puis qui se jettent dans la terre, puis qui vont grimper sur une structure deux secondes après… C’est le registre des artistes de cirque ! On est assez polyvalents, notre formation est assez large pour répondre de manière satisfaisante aux demandes des metteurs en scène et des chorégraphes.

Le fait de travailler sur un thème ou un propos qui vous est extérieur, est-ce une entrave ou une liberté ?

A.F. : c’est plutôt une liberté, surtout quand ces thèmes sont multiples. Ce sont des petits cadres de création, ça aide. Pour notre propre travail de recherche, au début on ne s’était rien fixés, c’était angoissant, le fantôme de la page blanche n’est pas loin ! Guy a ses thèmes plus ou moins récurrents qu’il exploite et creuse profondément.

F.A. : c’est le point de départ, une fois que tu as écrit ton passage, il va le détourner, ou te demander de retravailler dessus en rajoutant une autre contrainte, ça évolue.

A.F. : et puis la consigne n’est pas forcément visible à l’arrivée : c’est un motif pour écrire, un accès à une forme d’écriture. Au final, ce qu’il va sélectionner, ce qu’il veut montrer, ce n’est pas forcément ce propos-là ; ses indications sont seulement un moyen d’écrire une scène qui va bouger de telle manière, avec telle ambiance ; après il fait du patchwork, c’est un maître pour assembler des dizaines de scènes qu’on aura créées.

F.A. : on est vraiment laissé à nous-mêmes, une fois que le spectacle est écrit, chacun fait ses trucs. Au début, c’est déroutant, surtout quand tu sors de l’école, où tu avais une page entière de notes après chaque fin de spectacle ! Mais cette autonomie te permet d’expérimenter des choses, du moment que tu respectes le timing du spectacle. L’avantage, c’est qu’on se sent très impliqués dans le spectacle, ce n’est pas seulement de l’exécution de numéros ; chacune de nos interventions vient de nous.

A.F. : on est à la fois très libre et très responsable. Le propos général du travail de Guy traite d’engagement politique et social dans le Nord-Pas-de-Calais, de son passé de mineur, de sa vie à lui. Nous, artistes de cirque, on ne travaille pas directement là-dessus : il nous demande de créer des scènes – en incluant des éléments ou en travaillant sur un axe comme empêcher l’autre de partir –, mais à aucun moment on ne porte le propos politique. Il arrive seulement après, sur l’établissement du spectacle au complet, avec l’arrivée du son, de la vidéo… On n’est pas en train de jouer les mineurs, de faire croire qu’on est des gens au RMI qui se sont fait licencier. On ne travaille pas là-dessus directement, et c’est pourtant ça son propos général. On travaille sur une forme d’engagement physique qui va faire écho à sa lutte.

Comment travaillez-vous sur vos propres créations ?

F.A. : on a lancé des recherches par rapport au porté, autour de thèmes comme la lutte, l’aveugle, la dépendance, l’interdépendance… A la base on voulait travailler sans grand concept, sans grandes idées : juste travailler physiquement à partir de notre matière. Lors de la première étape de travail sous le chapiteau de La Villette, on a voulu voir ce qui se passait entre nous sans faire de main à main, et on a essayé de creuser cette fameuse relation. Le 20 minutes qu’on a présenté à JTC en 2006 a été bien accueilli, donc on a continué. Entre temps, après Les Sublimes, Guy nous a proposé de retravailler avec lui sur sa nouvelle création, Base 11.19 ; il voulait d’autres agrès de cirque, on s’est mis à la barre russe, c’était un nouveau défi. On a donc mené les deux en parallèle, on a travaillé sur notre spectacle pendant deux ans, avec des temps de résidence et un travail d’écriture notamment à Montréal. On a aussi fait appel à un metteur en scène, Arnaud Anckaert, de la compagnie du Théâtre du prisme. Il nous a aidés à fixer les scènes à partir de la matière, des tableaux qu’on avait. Il nous a aussi aidés à préciser l’axe du spectacle, il nous a aidés à mettre des mots sur le propos, en nous faisant lire quelques livres : La trilogie des jumeaux, de Agota Kristof, qui parle de la relation de deux jumeaux, Les Météores de Tournier. On était aussi partis au début de La solitude des champs de coton de Koltès, qui tourne autour de la relation de deux hommes seuls.

Il s’agissait donc plus d’explorer des relations physiques et corporelles que d’illustrer un propos ?

F.A. : oui, au tout début, on ne voulait pas d’histoire, pas de psychologie, on travaillait physiquement, en se demandant « qu’est-ce que ça fait si je te prends le bras comme ça », on menait plein d’explorations physiques…

A.F. : notre recherche était physique au début, une recherche autour des portés. On s’est éloignés volontairement de la technique de base acrobatique pour défricher un peu autour.

Ce sont ces axes de recherche qui ont interpellé David Bobée. Comment s’annonce votre collaboration sur Warm ?

A.F. : on s’est rencontrés par l’entremise de Jean Vinet, lors d’un laboratoire de préfiguration à Cherbourg, sur son spectacle Cannibales. Il aurait voulu nous faire bosser sur le projet mais on était déjà pris sur Base 11.19. Alors on attaque en mars sur Warm au Théâtre de la Cité Internationale, et ensuite 10 jours à l’Hippodrome de Douai.

F.A. : il part sur l’idée d’une performance, un spectacle pas très long. Il veut travailler sur la chaleur – warm –, la sueur, en plaçant deux acrobates au milieu de la scène, avec des murs de projecteurs. Ca nous intéresse, parce que dans notre boulot de recherche, on a beaucoup bossé sur la repousse des limites, jusqu’où le corps peut aller dans la douleur, la souffrance…

A.F. : … l’épuisement, l’effort physique.

F.A. : le premier 20 minutes qu’on a fait était limite dangereux ! On était vraiment claqués en l’achevant. Ça commençait tout doucement, et ça montait… On finissait par un salto ; si le salto fonctionnait on en faisait deux ; si les deux fonctionnaient on en faisait trois… jusqu’à ce qu’on ne soit plus capable, et on sortait de scène comme ça. On a tendance à se pousser pas mal à bout l’un/l’autre, et aussi personnellement. C’est ce qui m’intéresse dans Warm.

A.F. : la demande est assez ciblée, il va s’agir d’une performance sur une ambiance donnée. Ayant vu le travail de David par ailleurs, comme sur Fées, j’imagine que ça va être assez esthétique. Je pense qu’on va vraiment répondre à des attentes précises, sachant de plus qu’il est obligé de travailler avec nos propres compétences, sur une création rapide, on va avoir en tout une dizaine de jours.

  • Warm - David Bobée : les 14 et 15 juin à l’Hippodrome de Douai, puis du 18 au 20 juin aux Subsistances à Lyon.

  • Base 11/19 – Cie HVDZ (Guy Alloucherie) : du 18 au 21 mars à la scène nationale de Poitiers, le 29 mars au Théâtre Aragon, scène conventionnée de Tremblay en France, les 25 et 26 avril à la Halle aux Grains, scène nationale de Blois.