Des metteurs en scène

En quête d’une nouvelle grammaire corporelle

Lointaine est l’époque où le cirque se cantonnait exclusivement à un enchaînement de numéros faisant primer la technique sur le sens. Exportant une grammaire corporelle qui leur est propre, les artistes de cirque confrontent leur art aux autres disciplines pour servir le propos de metteurs en scènes et chorégraphes. Comment s’opère le mélange des genres ?

07.06.2008

Julie Bordenave

A son arrivée à la tête du CNAC en 1990, Bernard Turin pose un nouveau credo : « amener les Arts du Cirque à rejoindre les arts frères (la Danse et le Théâtre) dans la création contemporaine. L’artiste de cirque devait devenir un créateur au même titre que le danseur ou le comédien, et le spectacle de cirque devait être témoin de son temps et devait se renouveler en permanence au lieu de se reproduire comme par le passé. » Le cursus s’enrichit de cours de danse, de jeu d’acteur et de musique ; les étudiants sont incités à perfectionner leurs compétences dans une discipline particulière, pour leur permettre de « se mettre au service d’un metteur en piste et de se remettre en question à chaque spectacle ».

Depuis 1995, le spectacle de sortie des promotions est confié à un metteur en scène extérieur : dans le sillage de Josef Nadj (Le cri du caméléon, 1995) sont sollicitées des personnalités telles que François Verret (Sur l’air de Malbrough, 1996), Guy Alloucherie (C’est pour toi que je fais ça, 1997), Jacques Rebotier (Voir plus haut, 1999), la Cie Fattoumi Lamoureux (Vita Nova, 2000), Francesca Lattuada (La Tribu Iota, 2001), Philippe Decouflé (CYRK 13, 2002), Christophe Lidon (Bye Bye Prospero, 2003), Roland Shön (Le cirqle, 2004), Thierry Roisin et Jean Pierre Larroche (Kilo, 2005), ou encore Philippe Car, du Cartoun Sardine (Tout est perdu sauf le bonheur, 2007)… Profitant de cette émulation, les circassiens nouvelle génération essaiment depuis une quinzaine d’années, fondent leurs compagnies, se frottent aux disciplines voisines. Par ailleurs, en levant le voile sur la singularité d’artistes de cirque auteurs, le dispositif Jeunes Talents Cirque opère un coup de projecteur sur des univers qui séduisent parfois des metteurs en scène extérieurs ; et des événements comme le Festival Mondial du cirque de demain permettent aussi à ces rencontres d’avoir lieu.

Certains échanges deviennent pérennes : François Verret s’attache aux parcours d’artistes tels que Mathurin Bolze (depuis Kaspar Konzert en 1998) ou la contorsionniste Angela Laurier, qui rejoignent les expérimentations des Laboratoires d’Aubervilliers et les créations de sa compagnie FV. Le corps en mouvement reprend le flambeau quand la mise en scène se fait dépouillée (Sans retour, 2006) ; mêlés aux autres disciplines, les mouvements d’acrobates reflètent la réalité mouvante et d’un paysage mental (Chantier Musil, 2003). Le chorégraphe prône la nécessité d’inventer une nouvelle « langue qui croise une multiplicité de points de vue, mais aussi une pluralité de styles, liée aux différentes visions subjectives dont les artistes sont porteurs sans qu’il y ait une volonté homogénéisante d’englober tous ces points de vue dans une "cohérence stylistique" (…). Parce qu’on ne se satisfait pas d’un certain nombre de représentations dont on a hérité, qui sont déjà là. Notre tentative est d’ouvrir le champ de possibles rencontres et de possibles articulations entre différents modes d’écritures pour constituer un monde où des êtres se trouvent là, présents, dans le temps du plateau (…) Il n’y a pour moi aucune hiérarchie entre le théâtre, la danse, le cirque, la musique, l’architecture, les arts plastiques, l’image… Tous ces mots-là nomment un réel qui ne me concerne pas vraiment, je vis très souvent ces catégories comme des enfermements qui sont aussi liés à des approximations totales. Par contre, immobilités, intensités, vitesses, tempi, rythmes, musicalité… sont des mots dont nous avons besoin entre nous pour qu’une expression surgisse et s’aiguise. »

Poursuivant ses recherches sur l’interdisciplinarité, François Verret prépare actuellement un laboratoire de création à La brèche de Cherbourg (1) avec une équipe d’artistes de cirque. Le rayonnement de la création circassienne française contamine aussi les autres pays : sur Import Export, nouvelle création de la compagnie belge Les Ballets C. de la B., Alain Platel confie au chorégraphe Koen Augustijnen le soin de créer une scénographie confrontant danseurs, circassiens et quatuor à cordes.

Des corps sources d’inspiration

Quelles richesses vont puiser les metteurs en scène dans l’univers circassien ? « Le propos de mes spectacles est très concret, ancré dans le réel, l’actualité, l’individu aujourd’hui ; les artistes de cirque m’en échappent, amènent une dimension onirique de la beauté, qui met le propos en tension, en relief » explique David Bobée. Au c?ur des spectacles de sa compagnie Rictus (2) mêlant vidéo, textes (de Ronand Chéneau), danse et performances, on retrouve un questionnement de l’individu dans son intimité (voir la trilogie Res/Persona ; Fées ; Cannibales). « Redéployer de l’espace, du temps, de la pensée, du respect pour l’individu et la vie humaine ; remette de la place, repousser les murs, les cadres, les frontières, les limites… tout mon boulot tourne autour de ça. Et évidemment, les acrobates le permettent très fort. Quand tu regardes un acrobate réellement, tu vois une personne concrète face à toi, qui a la possibilité de déployer quelque chose de plus large qu’elle-même : ça prend l’air, ça prend l’espace… Il y a un côté super héros contemporain, individu normal dans une vie trop étriquée qui déploierait tout à coup des super pouvoirs ; c’est pour ça que j’ai demandé par exemple à Nicolas Lourdelle d’interpréter Spiderman Sur Cannibales… »

Affranchi des ornières de la performance pure, le cirque peut se mettre au service d’un propos. Un désir que nourrissait très fort Gérard Fasoli, actuellement enseignant au CNAC et intervenant artistique à l’école supérieure des arts du cirque de Bruxelles : trapéziste et acrobate, il se frotte déjà depuis une vingtaine d’années aux autres disciplines (art lyrique, cabaret) lorsqu’il rencontre Christophe Huysman en 2002, et décide de rejoindre sa compagnie des Hommes Penchés : « J’avais besoin d’un auteur, de travailler autour d’un sens et d’une écriture. Le manque de sens, c’est ce que je peux reprocher souvent à la danse par exemple ; je pense qu’il y a une parole publique à prendre quand on est artiste, un acte politique à effectuer. Avec Christophe, cette prise de position devenait possible. De plus, c’est un poète, il sait jouer avec le mot, la sonorité, il y a une vraie musicalité dans son écriture ; tout en étant très sobre, elle se rapproche de l’art lyrique. » Leur première collaboration, Espèces, joué en Avignon en 2002, se pose presque comme une profession de foi : un réel mélange des genres, où le cirque n’est pas seulement considéré comme un sous-titrage. Les corps portent le propos là où la parole s’arrête, les agrès prennent une place stratégique. La scénographie se calque sur le langage des corps : autant que le texte, la grammaire d’un corps circassien devient chaînon indispensable dans l’élaboration de la dramaturgie. « La scénographie va dessiner l’écriture du texte, explique Gérard Fasoli. Sur Human, c’est après avoir rencontré les interprètes que j’ai composé la scénographie ; une fois que j’ai su avec quel type d’acrobates on allait travailler, on a su quel sens on voulait développer. Avec Christophe, on essaie de se rejoindre dans le sens ; c’est pour ça qu’il y a ces aiguilles verticales, dans une espèce de fuite, une asymétrie qui peut se mettre au service d’un sens ».

Mais en tant que metteur en scène, comment composer avec un langage qui n’est pas le sien ? Pour David Bobée, il suffit d’être à l’écoute : « Un comédien aussi arrive avec ses propres limites physiques, vocales et intellectuelles ; il se joue à l’intérieur la même géographie qu’un acrobate, c’est simplement la discipline qui change. Dans mon travail, ce n’est pas la performance qui m’intéresse. Je fais souvent travailler les acrobates sur la douceur ; une douceur qui, si elle est moins spectaculaire, est d’autant plus dure physiquement à assumer. Quand je demande à Nicolas Lourdelle de jouer une scène amoureuse avec sa compagne Claire sur un mât chinois, tout se passe dans la douceur et dans une sensualité très forte, l’interprétation m’intéresse beaucoup plus que la technique. Claire, je la fais travailler sur des ralentis, qui donnent à voir son art et sa personne, plus que sa technique. Si j’arrive à bien écouter la personne, c’est elle qui me dira où je dois aller ; je fais avec les gens tels qu’ils sont, avec leur pratique, en la comprenant, l’analysant. Prendre le temps d’écouter et de regarder vraiment Nicolas faire du mât chinois ou du fil de fer, c’est ça qui m’a amené à créer tout le dispositif scénographique. »

De la même manière, c’est une proposition d’Alexandre Leclerc et Séverine Ragaigne (rencontrée lors d’un stage avec Gilles Defacque du Prato) sur Cannibales qui donna naissance au projet Petit Frère : « une petite scène de trois minutes, où ils dansent tous les deux : Alexandre commence par une scène de théâtre, le texte donne du corps, le corps donne de la danse, et la danse donne du sens… Il pète totalement les plombs, Séverine essaie d’intervenir pour en prendre soin. Deux personnes, deux physiques qui ont du sens… Comme je ne pouvais pas la développer sur Cannibales, ça a donné Petit Frère, créé aux Subsistances en septembre. » Les circassiens font désormais partie intégrante de l’univers de David Bobée : avant de s’atteler à sa prochaine création, Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue – qui accueillera notamment Tanguy Simonneaux, soutenu par Le Prato de Lille, à la roue allemande –, le metteur en scène proposera Warm en mars (3) ; un projet né de la rencontre avec Frédéric Arsenault et Alexandre Fray lors d’un laboratoire de travail à La brèche de Cherbourg : « Ce projet est né par eux et pour eux, parce que je les ai regardés évoluer. En les voyant faire je les ai trouvés magnifiques, leurs corps ensemble dit des choses, ce sont ces choses-là que j’ai envie d’offrir au public. J’ai envie de pousser, de les accompagner à l’intérieur de là où ils sont. Je les ai invités à travailler sur la lenteur, c’est ce qui m’intéressait dans ce corps à corps masculin, il y a une sacrée dose de sensualité », explique David Bobée. « Je vais leur demander de boire un litre d’eau avant leur performance : elle aura lieu entre deux murs de projecteur, qui chauffent au fur et à mesure qu’ils s’allument, ça fait vraiment un four. Or la sueur c’est l’ennemi des acrobates, c’est en les voyant travailler, se préparer, s’échauffer, transpirer, se mettre de la magnésie sur les mains que je me suis dit qu’il y avait quelque chose de vraiment intéressant là-dedans ».

Parler à de multiples publics

Pour Guy Alloucherie, l’énergie véhiculée par les artistes de cirque fut une véritable révélation. Sa rencontre avec le domaine remonte à 1997, sur l’invitation au CNAC de Bernard Turin et Jean Vinet : « C’était un temps particulier, une époque où je me disais que mon histoire avec le théâtre était terminée. La découverte du monde du cirque - en même temps que mon installation sur la friche industrielle 11.19 avec Culture Commune - ont été des choses absolument déterminantes. Le théâtre était une forme d’art qui ne me convenait plus, je voulais tourner la page ; cette rencontre avec les circassiens m’a ouvert à la chorégraphie, la musique, la vidéo… un mélange de formes qui me correspond davantage », se souvient Guy Alloucherie. Par une forme plus populaire, plus démocratique, en faisant appel à des codes moins figés que ceux du théâtre, le cirque emporte l’adhésion d’un plus grand nombre : « le théâtre est un univers très particulier, très codé. D’une certaine façon, le cirque m’a libéré, comme si ce que j’avais à raconter, je ne pouvais pas le contenir dans une forme qu’était le théâtre, qui était trop loin de moi, de mon histoire… Il fallait que je trouve un art qui corresponde davantage à l’endroit d’où je viens, où je travaille, les quartiers populaires ».

Une envie d’ouvrir les portes des théâtres, pour ne plus prêcher seulement des convertis. « On touche un public plus large avec les formes circassiennes, même si le nouveau cirque est maintenant très présent dans les théâtres, c’est contradictoire… Ce serait une réflexion à avoir sur les publics en général, les théâtres restent des lieux beaucoup trop sacralisés. Mais le cirque m’a amené au théâtre de rue, à travers une autre forme de spectacle qu’on appelle les veillées ; on intervient dans les quartiers avec acrobates, danseurs, comédiens, en allant au devant des gens pour créer des formes d’art, où tout le monde se sente concerné. On joue dans les maisons de quartier, les salles des fêtes… Je me dis que tout le travail de démocratisation culturelle passe par là. La question s’est posée à moi quand on a joué des spectacles aussi engagés que Les Sublimes ou Base 11.19 (4), j’ai senti les limites de jouer devant un public qui est acquis, qui a déjà conscience de tout ce que je raconte. On réfléchit actuellement avec les Chantiers Nomades à la construction d’une histoire cinématographique à partir de nos veillées (5), à la manière dont les acteurs pourraient récupérer la parole des gens qu’on rencontre dans la rue. »

Un avenir sous forme de dualité

L’avenir de la discipline passera-t-il forcément par la mixité ? Pour Gérard Fasoli, il faut toutefois veiller à ce que le cirque ne se laisse pas happer par les autres disciplines ; la performance pourrait se diluer dans le propos… « Il faut faire attention à ce que le cirque ne perde pas de son identité. Quelle est l’identité du cirque ? Le problème est là, c’est très ambigu. L’un des fondamentaux du cirque, c’est quand même l’exploit, la performance technique. Or si on va à l’exploit, il faut se contenter de ça : il faut réduire la technique pour la mêler à d’autres arts. » L’avenir serait peut-être à la dualité : « Quand le curseur artistique est tout en bas et le curseur technique tout en haut, ça donne le Cirque du Soleil ! Leur artistique se résume à du maquillage, de la musique, leur qualité d’interprétation se résume à porter un costume. Quand ils déstructurent un mouvement, c’est complètement formel. Les problématiques du cirque rejoignent celles de la danse contemporaine, qui se scinde en deux types : l’un est purement formel, l’autre travaille sur le ressenti, en s’inspirant de fasciathérapie ou de kinésiologie. »

Entretiens avec David Bobée, Guy Alloucherie et Gérard Fasoli réalisés en janvier et février 2008.

Propos de Bernard Turin tirés du site de la ville de Rosny sous Bois (novembre 2006).

Propos de François Verret tirés des notes d’intention de Chantier Musil.

Notes :
(1) Laboratoire d’écriture de François Verret du 25 mars au 20 avril et du 19 au 23 mai à La brèche (Cherbourg) destiné à amorcer un chantier autour de l'image d'animation, de la figure animée/inanimée avec une équipe d'artistes de cirque.

Spectacle Sans retour, Cie FV, les 21 et 22 mai à La brèche, Cherbourg

(2) Labo, Cie Rictus de David Bobée : résidence de travail du 13 au 26 avril, présentation publique les 24 et 25 avril, Scène Nationale Petit-Quevilly / Mont-Saint-Aignan

(3) Cannibales : du 6 mars au 5 avril au Théâtre de la Cité Internationale, Paris 14e

Warm : les 14 et 15 juin à l’Hippodrome de Douai ; du 18 au 20 juin aux Subsistances à Lyon

(4) Base 11/19 – Cie HVDZ (Guy Alloucherie) : du 18 au 21 mars à la scène nationale de Poitiers ; le 29 mars au Théâtre Aragon, scène conventionnée de Tremblay en France ; les 25 et 26 avril à la Halle aux Grains, scène nationale de Blois.

(5) La prochaine veillée aura lieu le 7 mai à Loos en Gohelle. Un blog relatant l’aventure des veillées est disponible sur le site www.hvdz.org/blog