L’artiste de cirque propose un corps hors norme, qui le rapproche parfois d’autres marginalités. Jouant sur la fascination paradoxale du public pour la différence et la proximité, le circassien donne à voir une autre utilisation du corps. En flirt avec les limites et l’extrême, certains artistes explorent les frontières qui les rapprochent du handicap...
09.10.2008
Julie Bordenave
...se sentant une accointance singulière avec des corps marqués, contraints, stigmatisés.
Par les blessures qui jalonnent son parcours, par un entraînement parfois aliénant, par son rapport obsessionnel aux limites, apprivoisées pour mieux être détournées, le circassien entretient un rapport paradoxal à son corps, le rapprochant parfois d'un corps en souffrance. Johann Le Guillerm a tenté des incursions dans le domaine du handicap, lors d’un voyage autour du monde initié en 2000, qui donnera à son retour Secret (2003), le premier volet d’Attraction. Ainsi que l’explique Anne Quentin (1), « après cinq ans de tournée avec son spectacle Où ça ?, Johann part à la rencontre de "sociétés en déséquilibre, handicapées, traumatisées ou autochtones (…), des micro-sociétés inadaptées ou fondées sur des codes particuliers". Il affirme vouloir y vérifier un lien de parenté entre le cirque et le handicap. Là où le circassien se met volontairement en difficulté dans la prouesse, le handicapé, lui, subirait ses défaillances, pour tenter tout autant de s’en affranchir. »
En France déjà, il s’étonnait auprès d’enfants autistes de « leur capacité à regarder une étoile au loin ou une fourmi sur la table dans le même temps ». La première étape de son voyage le mène à La Réunion, pour y « vérifier sa conscience de l’équilibre auprès de défaillants auditifs ou visuels, et de personnes traumatisées ». Au Cameroun, il propose à des enfants handicapés moteurs des membres inférieurs de tester le funambulisme : ces derniers tiennent en équilibre instantané sur le fil, car « leur déséquilibre au sol est tel qu’ils compensent en permanence, doués d’une mémoire qu’ils savent entretenir ». A Buea, il travaille avec des aveugles : « en expérimentant la nuit sous son chapiteau, il avait eu l’idée de numéros les yeux bandés pour ressentir d’autres sensations de l’espace. En Afrique, les jeunes aveugles ont échangé leurs repères visuels contre des repères tactiles. »
Un freaks en chacun de nous
Corps hors norme flirtant avec les extrêmes, développant des compétences singulières ou affinant des sens avec plus d’acuité pour repousser les limites ou surmonter un handicap, il en est précisément question dans Ali, création 2008 de la Cie MPTA. Quand l’acrobate Mathurin Bolze croise la route du jongleur Hedi Thabet – fort d’une approche nouvelle de sa discipline suite à un cancer des os -, le fruit de leur rencontre propose « un numéro long ou une pièce courte pour dire les choses sans mots sur notre rencontre ou l’un devient deux, où deux siamoisent ou se disjoignent, double peut-être, projection de l’un sur l’autre ; une rencontre du troisième type. Une forme hybride pour donner à voir ce mouvement d’interrogation de l’autre, pour qu’une ligne de tension structure nos recherches comme dans l’urgence du cirque ; en allant à l’efficace. Pour rire devant l’effrayant parce qu’il y a là une bête de foire, un freaks qui rôde, en chacun de nous et à nous deux. » (Mathurin Bolze, note d’intention d’Ali).
Ce freaks, Jambenoix Mollet (transfuge de la compagnie Anomalie) et Philippe Eustachon lui donnent corps et vie quotidienne dans Le Grand Nain. En fusionnant leurs deux disciplines (cirque et théâtre), les deux artistes donnent une réalité tangible, concrète, émouvante, à ce personnage onirique, doté de petites jambes et d’un torse démesuré, à l’élégance désuète. Inventé par Jambenoix pour la pièce Bascule d’Anomalie (2002), « le Grand Nain apparaissait juste trois minutes, c’était une sorte de Monsieur Loyal handicapé ; un personnage très fort dans sa forme, truffé d’orgueil, qui exprimait son incapacité à faire les choses, en contraste avec tous les acrobates autour. »
Contrainte constructive
« Il se mettait en équilibre, mais il tombait au sol, comme un scarabée. C’était justement sur son handicap, son incapacité à faire les choses, qu’on appuyait. J’intervenais juste après un numéro de bascule aérienne, dans lequel les acrobates montaient à 7m en hauteur ; le contraste était saisissant. » Raconter une histoire, Jambenoix en porte le désir depuis longtemps ; après dix ans de travail en commun avec la Cie Anomalie dans « de gros travaux collectifs, autours de thématiques ou de chorégraphies, dans des univers éthérés, ouverts, puzzlés », le projet des Solitudes voit le jour, pour « travailler sur des travaux plus personnels, dont on avait défini le dénominateur commun. Je ressentais le besoin très vif de travailler avec une personne de théâtre, pour pratiquer concrètement une construction dramaturgique, jouer un rôle, prendre la parole, inventer une histoire. Chez Anomalie, j’ai toujours été le moins acrobate, en fait je parlais dans tous les spectacles. J’ai toujours souhaité dire quelque chose avec mon corps, raconter physiquement. Ma première grosse claque, ça a été avec Joseph Nadj, sur Le cri du caméléon : le moindre geste était élaboré en fonction d’une intention, d’un état. Tout avait une signification. »
C’est en croisant la route du metteur en scène Philippe Eustachon – dont la volonté se situe à ce moment-là dans la « création du texte de manière organique, en se confrontant à des gens qui a priori peuvent créer de l’intellect sans les mots » – que Jambenoix donne réalité au Grand Nain : « il existait un personnage, et j’avais envie de le faire vivre. Savoir un peu plus ce dont il était capable, construire et inventer des choses sur ce qu’il était lui, sa famille, comment il se couche, ce qu’il mange… » Le travail en commun explore les thèmes de la solitude, de la civilisation, puis de l’altérité : « le Grand Nain porte en lui une forme de dignité qui nous ramenait à la civilisation. L’humanité, ça passe aussi par la dignité de tenir debout ; ensuite est venue l’idée de Robinson, de la solitude … D’autant que nous étions en train de définir clairement pour moi une question existentielle : comment s’invente-t-on par rapport à l’autre ? »
Dans la proposition finale, l’incursion de la technique circassienne se fait feutrée, nuancée, quasi imperceptible. Telle une mémoire corporelle, elle permet à Jambenoix de camper son personnage avec singularité et fluidité, en répondant aux contraintes posées par le contexte : « le personnage du Grand Nain est contraint par ses petites jambes ; pour moi, c’était une contrainte constructive, sur laquelle je voulais élaborer le travail, Il s'agissait d’emblée de tenir le personnage, de lui trouver une sensualité, de le faire vivre tout en ne pliant ni le bassin, ni les genoux, en essayant de lui chercher des solutions, des astuces pour qu’il évolue. Je revendique l’engagement physique personnel, parce que je pense que le corps peut raconter beaucoup. »
(1) Anne Quentin, Johann Le Guillerm, éd. Magellan & Cie.
CIE MPTA – Les mains, les pieds et la tête…, Ali
19 décembre Hippodrome, Douai
16-17 janvier TNT, Bordeaux
27 janvier L’Archipel, Grandville
30 janvier Périscope, Nîmes
1er février Cirque-THéâtre d'Elbeuf
17 février Théâtre Jean Lurçat, Aubusson
24 mars CCN, Caen
25 mars Tourlaville
27 mars Scène de L’Ernée
28 mars Le carré, Château Gonthier
11 mai L’Agora, Boulazac
15-17 mai Ecole de cirque, Lyon
27 mai Alençon
Juin La Villette, Paris
Cie Anomalie + Philippe Eustachon, Le Grand Nain
8-10 octobre Le Merlan, Marseille
30 oct-1 novembre Charleroi, Bruxelles
7 novembre Polaris, Corbas
21 novembre Draguignan
2-4 décembre Besançon
9-10 décembre Carré magique, Lannion
23-26 avril Les Subsistances, Lyon