Stage AERISC, la Cascade © DR

Technique : construction, règlementation et sécurité

Passer de la conception d’un agrès sur croquis à sa matérialisation est une aventure semée d’embûches, de questionnements inopinés, parfois de renonciations. La complémentarité au quotidien est ensuite de mise entre l’artiste et le technicien aguerri aux problématiques circassiennes.

05.07.2011

Julie Bordenave

Aux agrès classiques proposés à la vente par certaines enseignes, l’artiste préfère souvent un agrès personnifié – même dans d’infimes détails – comme l’explique Emmanuel Bretagnon, directeur technique du CNAC : « si l’élève veut un agrès classique, on le lui construit à ses dimensions. On fait les notes de calculs, puis on lance la construction dans nos ateliers. On remet ensuite à chaque étudiant les notes de calcul de son matériel. Pour les agrès « non répertoriés », il y a une phase d’étude, doublée de la réalisation d’un prototype pour faire des essais. Il existe un consensus entre la technique et l’artistique : certaines choses sont réalisables mais pas tournables. » Les constructeurs sensibilisés aux problématiques du cirque ne sont pas si nombreux, leur savoir faire est toujours recherché : l’incontournable Serge Calvier ?uvre au sein du centre de ressources techniques et lieu de construction Nil Obstrat, basé en région parisienne (Marie-Anne Michel, Pénélope Hausermann…) ; des sollicitations ponctuelles ont lieu sur des commandes précises (Mécanique Vivante pour le Girafon de Sébastien Le Guen, les ateliers de L’Usine pour la plate-forme de Joao, William Valet pour le mâtitube de Christophe Huysman…), et des fidélités se tissent au long cours (Goury et Mathurin Bolze, Patrick Clody et les Arts Sauts, Patrick Vindimian et les Colporteurs…).
« Des milliers d’ingénieurs sont mobilisés pour concevoir des voitures ; dans le milieu du cirque, seuls quelques trapézistes réfléchissent à faire évoluer leur agrès, et quelques noms comme Ernest Clenell, Patrick Clody !, constate Stéphane Ricordel. Mais partout, des gens réfléchissent à leur niveau : Aurélien Bory s’adresse à des gens qui font de la robotique, Johann Le Guillerm s’adresse à des (ingénieurs) pour mettre en pratique ses concepts et réaliser sa motte qui bouge… Tout évolue, même les chapiteaux. »

Tâtonnement permanent

L’aller retour entre le constructeur et l’artiste est ensuite incessant pour éprouver le matériel. Les premières sollicitations des Arts Sauts auprès de Patrick Claudy concernaient « une structure porteuse pour nos trapèzes en croix, nécessairement modifiable en fonction des premiers essais, explique Stéphane Ricordel. En la testant, tu t’aperçois que tu es trop haut ou trop bas. Puis tu testes aussi les matériaux : aluminium, acier, câble, fibre de verre - l’un est plus léger mais plus fragile… C’est du tâtonnement permanent. » L’impératif économique constitue une donne importante dans la conception d’un agrès. Ainsi Joao do Santos a-t-il sollicité Serge Calvier pour faire évoluer son agrès initial : « mon premier mât en métal était très lourd à transporter. J’ai rapidement réfléchi à cette question de poids, et j’ai finalement commandé un mat en carbone : l’un pèse 60 à 70 kilos, l’autre 10 kilos ! J’ai toujours été très curieux, j’aime bricoler et optimiser mon matériel, pour que les tournées soient réalisables plus facilement, et moins coûteuses. » Pour son mât bâton (voir article Les nouveaux agrès), l’artiste a travaillé seul aux recherches sur le matériel – tests en bambou puis en aluminium, avant de trouver la matière adéquate : du bois de hêtre recouvert de néoprène. « La recherche prend du temps : quand on est petits et qu’on cherche des choses, les choses ne s’adaptent pas à toi, c’est toi qui t’adaptes aux choses ! »
Tâtonnement aussi autour de l’agrès-escalier d’Ivan Mosjoukine, conçu en collaboration avec le constructeur Stéphan Duve (qui a ?uvré notamment aux côtés d’AOC, de Romeo Castellucci…) : « il est doué pour trouver des solutions simples et légères, or c’est bien ça qui est compliqué ! », constate Erwan Larcher. L’escalier se couple à un moteur, reproduisant un système proche de celui d’un escalator : « tout était à définir. Il ne s’agissait pas de reproduire l’inclinaison d’un escalier lambda, qui est pensé pour faciliter la marche : ici, chaque marche peut s’autonomiser, changer de hauteur, et ainsi influer sur la façon de monter. » Les idées se modifient avec les tests in situ : « nous pensions que la sensation de vertige serait rendue par la hauteur de l’escalier ; finalement, elle repose davantage sur l’inclinaison de la pente. Quand l’escalier commence à se rapprocher de la verticale, l’impression de montée est plus importante : la personne semble devoir se mettre en danger pour gravir la marche. »

Une complémentarité au quotidien

La complicité avec les techniciens se poursuit une fois l’agrès apprivoisé. Pour son montage, son démontage - parfois même pour son transport. Oeuvrant régulièrement au Sirque de Nexon comme aux côtés de divers artistes (Bonaventure Gacon, Feria Musica, Jani Nutinen...), désormais directeur technique de l’itinérant Manège du Carré Sénart, Romuald Simmoneau se souvient qu’il faut faire preuve d’astuce et d’inventivité, pour s’adapter à des problèmes parfois inopinés : « le jour de la livraison du Girafon, nous nous sommes aperçus avec Sébastien Le Guen… qu’il n’avait pas de roue ! Il n’est pas fait pour être transporté. Nous étions deux, l’objet faisait 800 kilos, nous n’avions pas de grue : nous avons passé une journée entière à tourner autour de la remorque sans pouvoir le décharger. Finalement, nous avons imaginé la conception d’un petit chariot à glisser dessous. »

Ce sont les accroches en hauteur qui interpellent le plus les techniciens – « tout ce qui nécessite des points de suspension et d’haubanage - le grand volant, le ballant, le cadre aérien…» selon Emmanuel Bretagnon. Idem pour Romuald : « pour un mât ou un fil, il suffit de planter des pinces, et l’artiste s’occupe généralement ensuite du réglage de son agrès – hormis par exemple pour un funambule comme David Dimitri, qui travaille en hauteur. A mon sens, la complexité de l’agrès, c’est l’aérien - plus compliqué, plus dangereux : c’est une responsabilité très lourde, qui nécessite un rapport de confiance antre artiste et technicien. » Si les habitudes semblent fluctuer selon les époques et les personnalités, il apparaît essentiel que l’artiste soit responsable de son agrès - l’enjeu est de taille. « La législation réclame que l’on fasse de plus en plus appel à des techniciens habitués à travailler en hauteur pour installer le matériel. Nous faisons néanmoins notre possible pour que les artistes montent leur matériel ; c’est tellement important, la vie de l’artiste est en jeu, souligne Emmanuel Bretagnon. Il est nécessaire qu’il connaisse son agrès, les points de suspension, l’emplacement nécessaire… Surtout quand il y a du ballant. Le technicien qui accroche le matériel est certes en connivence avec l’artiste, mais c’est bien que l’artiste ait lui-même les compétences de monter son agrès. Or, c’est loin d’être le cas. »

Ainsi, les artistes sont plus ou moins autonomes : si certains se déchargent de l’aspect technique pour se concentrer sur l’artistique, de plus en plus d’artistes toutefois semblent être au fait des impératifs de leurs agrès. Depuis une dizaine d’années, les contraintes économiques induisent de fait des réductions d’équipe et des changements de comportement. Romuald Simmoneau : « on est revenus à un fonctionnement plus rationnel, et plus économique. En 2001, une compagnie comme AOC pouvait embaucher jusqu’à 5 techniciens, maintenant ils en ont 2 ou 3 maximum. Les artistes en général ont été obligés de revoir leur mode de fonctionnement. » Comment se répartissent les missions entre artistes et techniciens lors d’une création collective sous chapiteau ? « Les techniciens s’occupent du campement, montent le chapiteau, installent la scénographie ; c’est généralement à ce moment que l’artiste intervient à son tour en tant que technicien, pour poser ses agrès. C’est ce qui paraît le plus logique. » Autre évolution : celle des réseaux de diffusion. « Depuis une dizaine d’années, le cirque s’implante dans les théâtres, constate Emmanuel Bretagnon . Les techniciens des lieux commencent à connaître les contraintes du cirque - accroches, lumière… Mais il y a encore des lacunes. » Romuald a ainsi adapté Infudibulum de Feria Musica – originellement circulaire aux trois-quarts - pour une salle de théâtre : « la structure scénographique du spectacle soutient les agrès, il s’agissait donc d’adapter les accroches présentes dans le théâtre à cette structure, afin d’installer au mieux les aériens. On oublie généralement les systèmes d’accroches pré existants dans un théâtre, pour partir directement sur la charpente. »

Règlementation et formation

Concernant la réglementation, difficile d’émettre des généralités dans un domaine qui, précisément… ne connaît pas d’homogénéité. Publié en 2003, le Mémento Agrès de cirque, conception et fabrication(1) posait des bases dans un univers jusqu’alors désert, ainsi que l’explique Romuald : « jusque là, le secteur du bâtiment constituait une certaine référence, notamment à travers le Mémento du couvreur zingueur, un petit ouvrage qui expliquait les angles par rapport aux accroches, le sens des mousquetons… Le Mémento des agrès a posé des bases indispensables. Le problème, c’est que certains calculs restent complexes et difficiles à anticiper, concernant notamment la force dynamique de la voltige : la charge se modifie quand on tire dessus ; la force impulsée par le trapéziste influe sur le ballant, la force et la gravité sont modifiées… On agit alors de façon empirique, en surdimensionnant par exemple les élingues. » Au sein du CNAC, Emmanuel Bretagnon s’achemine vers un chantier de taille, destiné à actualiser les données dans un nouveau corpus : « nous allons effectuer des mesures pendant un an un peu partout en France et en Europe, sur un panel d’agrès suffisant, pour pouvoir fournir des mesures conséquentes et très précises. Le projet est d’être au plus près de la réalité. Nous publierons ensuite les résultats pour la profession, sous une forme qui reste à déterminer. »

Entre une réglementation qui interdit théoriquement, selon Stéphane Ricordel, de faire du cirque sous chapiteau – « la réglementation implique deux points d’accroche, chacun sur deux structures porteuse différentes ; si l’on suit la législation, on n’a pas le droit de faire du cirque sous chapiteau » - et l’absence de spécificités pour un secteur qui s’assimile à tout travail en hauteur - « théoriquement, un trapéziste devrait avoir les mêmes conditions de sécurité qu’un maçon sur un toit – casque, chaussures de sécurité… », il apparaît nécessaire pour Emmanuel Bretagnon d’harmoniser un mode opératoire pour l’ensemble de la profession : « nous sommes dans un flou juridique. Ce serait bien de poser un minimum de règles par rapport à tout ça, des choses sérieuses sur lesquelles s’appuyer, pour éviter les contradictions et les interprétations différentes. Les choses ont déjà évolué - filets, tapis obligatoires, auto longes... Il existe une auto régulation, les gens aiment travailler en sécurité et il y a moins d’accidents maintenant qu’auparavant. » Une évolution ressentie aussi par Romuald Simmoneau : « il y a 10 ans, dans certains milieux, mettre un baudrier pour aller poser un trapèze équivalait à passer pour un froussard… Maintenant, ça parait tellement logique ! »

Le secteur de la transmission évolue aussi. « Quand j’ai démarré, il existait des formations techniques pour apprendre à se sécuriser soi, à poser des ponts ou des grils, mais pas à sécuriser les artistes ni à poser des agrès, se souvient Romuald. J’avais des questionnements à certains moments, mais les avis divergeaient, il n’y avait pas de réponses posées. A l’époque, j’avais alors décidé de faire un stage de trapèze volant, pour comprendre ce que les artistes me demandaient réellement. » Depuis 2008, le CNAC propose une formation spécialisée : « vraiment axée sur la technique de cirque - l’accroche, le chapiteau, la construction - sans aborder d’autres domaines communs à tous les spectacles, tels que la lumière », étaie Emmanuel Bretagnon. La Cascade propose à son tour en novembre prochain un stage encadré par Fill de Block (Atelier du Trapèze) et Tomas Loriaux (AERISC, Association européenne pour la recherche, l'innovation et la sécurité des arts du cirque à Bruxelles)(2), destiné à sensibiliser les techniciens de cirque aux risques, à présenter le contexte réglementaire du secteur, et à transmettre des éléments de savoir-faire.

(1) Mémento Agrès de cirque, conception et fabrication, Serge Calvier, Thomas Loriaux, Yann Métayer, édition Hors Les Murs, 2003
(2) Technicien de cirque : sécurités et accroches, stage professionnel à La Cascade

A lire : Gestion du risque dans l’acrobatie aérienne, table ronde organisée par le Syndicat du Cirque de création, la Compagnie de Trop, la Grainerie, mai 2006.

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