Nimbus, Chloe Moglia © Arnaud Sardoy, Croc, Melissa von Vepy © DR

Entretien avec Chloë Moglia & Mélissa Von Vépy

Ensemble au sein de la compagnie Moglice-Von Verx, Chloë Moglia et Mélissa Von Vépy sont parties du trapèze, pour explorer la métaphysique de cette pratique étrange qui consiste à se tenir au bord du vide. Jusqu’à réduire tous les possibles dudit trapèze, et évoluer autour d’un monolithe à priori impraticable sur I look up, I look down. Depuis, chacune a creusé son sillon particulier, où l’agrès est un moyen scénographique parmi d’autres, pour la traversée de fantasmagoriques espace mentaux.

04.07.2011

Cathy Blisson

Crochet géant, miroir flottant ou voilure mouvante pour Mélissa, et sa compagnie Happés – théâtre vertical, tableau de classe ou « barre suspendue à deux fils » pour Chloë et sa structure Rhizome… Croisées, leurs considérations respectives sur cet objet « agrès » au nom barbare, dessinent une double trajectoire ouvrant encore de nouveaux possibles.

Pourquoi vous êtes-vous dirigées vers l’aérien?

Chloë Moglia : Au départ je détestais le trapèze ! Les premières fois, on a dû venir me chercher à 3 mètres de haut, j’avais une trouille monstrueuse. Je faisais de la gym à l’origine, j’avais besoin d’un engagement physique, mais la compétition ne m’allait pas. Et puis j’ai trouvé des cours d’acrobatie pas loin de chez moi, et de fil en aiguille je me suis retrouvée à Rosny. Les professeurs voulaient monter un collectif d’aérien, j’avais passé tous les caps – en insultant tout le monde ! -, j’ai dit banco. C’était une sorte de défi par rapport à moi-même, je suis plutôt bagarreuse, volontaire, je devais sentir que j’avais quelque chose à confronter là. Et cette question du vide est devenue le centre de mon travail.

Mélissa Von Vépy : Trapéziste, c’était un rêve de gamine, version paillettes et tutus… Petite fille suisse née à Genève, chaque année j’attendais les tournées des cirques traditionnels, que les familles fréquentent très régulièrement. J’ai commencé une petite école de cirque amateur à 5 ans, et eu tout naturellement envie de poursuivre. A 12 ans j’ai eu un choc en voyant le Cirque O, cette ambiance à la fois très sombre et pleine d’humour. Deux ans après, je suis rentrée à l’école de Rosny avec l’idée assez ferme de faire des choses en aérien. Ce n’était pas tellement intellectualisé, simplement un plaisir de sensations, un espace de liberté d’emblée associé à un travail technique.

Votre duo est né autour d’un trapèze ?

Mélissa : Nous nous sommes retrouvées à Châlons. L’ensemble de notre promotion se dirigeait vers la création du collectif AOC, mais Chloë et moi avions chacune envie de choses plus intimistes et métaphysiques. Nous avons trouvé une salle où répéter à Paris, et après quelques improvisations, avons assez vite déformé le trapèze pour pouvoir y travailler à deux. La barre était plus longue que la normale avec un système de « grenouilles », des espèces de descendeurs d’escalade soudés à chaque bout, ce qui lui permettait de monter et descendre sur des guindes très fines. Nous voulions sortir du trapèze très formel, et travailler sur la notion de hauteur, jouer sur un trait horizontal à différentes altitudes.

Chloë : Ce qui nous intéressait n’était pas tant de se servir du trapèze pour figurer autre chose, donner la pêche, ou raconter des histoires d’oiseaux… Nous avions vraiment envie de décortiquer les questions et les enjeux portés par le trapèze, de comprendre en quoi ça nous parlait en tant que trapézistes, et ce que ça racontait aux spectateurs. Un certain endroit du ventre, notre première pièce commune, a été un premier jalon dans notre histoire sur la question du rapport au vide. Il y avait tout un jeu avec notre trapèze réglable, que l’on cassait au fur et à mesure ; à un moment, les fils pendaient, nous n’étions plus qu’avec la barre, nous finissions par remonter jusqu’en haut…

Un agrès « amélioré », donc…

Chloë : Oui, c’était une sorte de classique déclassicisé ! Et puis nous avions complètement quitté le trapèze. Sur Temps Trouble, nous nous sommes mis à travailler avec un petit avion de manège accroché à un palan, qui s’envolait vers un pont triangulé, un espace en l’air, hors sol, hors temps. C’étaient des supports d’acrobatie, Hatem Laamouri et moi amenions Mélissa là-haut dans l’avion…

Mélissa : C’était basé sur l’histoire d’une femme qui se perd dans une fête foraine, et fait une espèce de voyage dans le temps dans cet avion trop petit pour elle, en retrouvant ses sensations d’enfant… Au départ de toutes nos pièces, il y avait l’idée d’une thématique, d’un univers, et le potentiel qu’il pouvait y avoir derrière l’objet agrès ou scénographie ; l’idée étant de s’y balader, physiquement comme dans le sens. Et de choisir des agrès suffisamment ouverts, pour amener une dimension plus quotidienne à des gens qui ne seraient pas a priori sensibles au monde du cirque.

Des supports d’acrobatie universels pour provoquer l’empathie ?

Chloë : Sur I look up I look down, il fallait que chacun puisse se reconnaître en nous : deux nanas un peu paumées, debout au bord d’une falaise, qui s’appuient l’une sur l’autre pour essayer de s’en sortir, tout en se faisant un peu des crasses de temps en temps… La « falaise » était une tour Samia (échafaudage basique) habillée avec du contreplaqué, monolithe de cinq mètres vingt de haut et deux mètres de large. Là il s’agissait vraiment d’un agrès impossible, presque un anti-agrès, une surface lisse complètement verticale, « inescaladable ». C’est ce qui nous intéressait, nous partions sur une acrobatie de l’absurde, du « j’y arrive pas ». Les costumes étaient nos seules zones de possible, des robes qui se déchirent, se prennent dans les bords, dans lesquelles nous dégringolons et qui nous permettent de remonter…

Les costumes peuvent donc se transformer en agrès ?

Mélissa : Oui, ces robes qui avaient l’air de petits bouts de tissus fragiles devenaient de vrais agrès, avec une sangle cousue à l’intérieur, et un système de pression qui leur permettaient de se dérouler… un gros boulot de la costumière. L’agrès est un terme que j’aime moyennement, pour moi c’est simplement un outil auquel on peut grimper, s’accrocher, évoluer. Mais il doit être porteur de sens. C’est pour cela que nous avons toujours fait appel à des constructeurs inventifs (en particulier Sylvain Ohl, qui travaille avec Johan Le Guillerm), plutôt qu’à des scénographes : il nous importait de prendre en charge cette phase de conception, elle est passionnante et déterminante dans notre mode de recherche.

Chloë : Sur I look up I look down, l’idée était de jouer sur le « moins que rien », sur trois bouts de carreaux de plâtre tout élimés au sol… On peut alors dire que ça aussi, ce sont des agrès. Comme de vieux bouts de cailloux qui permettent un moment à Mélissa de rattraper au millimètre près le tout petit bout du bout d’une robe qui pend… Mais le corps de l’autre était aussi un espace de possible pour s’agripper, cheminer, se hisser. Pour le coup, si on garde le terme agrès, on était agrès l’une de l’autre… Mais « agrès » n’est pas un terme qui m’est proche, c’est plus pour moi une matière à décortiquer, un espace à traverser, à connaître, à comprendre…

Vous avez ensuite emprunté des directions divergentes ?

Chloë : Oui, et c’était vraiment intéressant de se regarder travailler en parallèle. Avec Croc, Dans la gueule du ciel, Miroir Miroir, Mélissa est partie d’agrès qu’elle a inventés, avec lesquels elle instaurait un dialogue. A l’inverse, avec Nimbus, je suis revenue vers le trapèze bricolé sur Temps Trouble - une simple barre suspendue à deux fils avec des drisses encore plus fines, qui se voient à peine -, pour creuser en solo cette éternelle question de la suspension au milieu du néant, la fragilité de cette situation. A la fin, le trapèze disparaissait complètement pour ne plus évoquer qu’une espèce de rêverie flottante dans un espace vide où rien ne semble possible, et pourtant tout est possible…

Mélissa : De mon côté, Croc était un duel insolite avec un gros crochet industriel plus grand que moi, qui devenait presque vivant et me répondait. Je finissais par m’envoler avec lui dans un univers un peu fantastique qui renvoyait à l’idée d’embarcation finale. Puis il y a eu Dans la gueule du ciel avec le comédien Peter James ; une aventure difficile, mais j’aimerais un jour en reprendre la scénographie. Il y a eu un énorme travail de conception avec Sylvain Ohl et une couturière extraordinaire spécialisée dans les voileries de bateau. C’était l’histoire d’un couple en proie aux affres d’un désir absent, se noyant dans une réalité qui se déforme, un grand univers blanc qui fout le camp.

Puis chacune de vous deux a imaginé un agrès pour répondre à une commande, et des interrogations personnelles ?

Mélissa : J’ai fait Miroir, miroir en réponse à une carte blanche de la SACD pour les Sujets à vif à Avignon, et une envie de longue date. Autour d’un grand miroir, donc, l’idée centrale étant évidemment de briser le miroir dans l’attente d’un autre côté, d’autres perceptions. Il peut alors pivoter et flotter, et l’on passe d’une face impeccable dans laquelle les spectateurs se reflètent, sont renvoyés à eux-mêmes, à une face faite de carreaux brisés, salis, qui laissent transparaitre d’autres facettes… La pièce était crée pour le plein air, et tout à coup il y avait une dimension assez insolite à voir une femme en désarroi perdre pied et péter ces carreaux, où se reflètent le ciel, un arbre, un piano à queue… Le tout renvoyant au flottement, à l’instabilité, à la perte de repères.

Chloë : J’ai fini par dire oui à la scène nationale de Sète, qui avait proposé à Mélissa et moi d’imaginer une petite forme à faire tourner dans les lycées. J’allais jouer devant des gens qui, au lieu de payer pour venir, allaient plutôt payer pour partir… Et quitte à jouer dans des salles de classe (il fallait se limiter à trois mètres de hauteur…), je suis partie sur un tableau-ardoise auquel je pourrais m’accrocher, et un faux cours-conférence sur le risque. On parlait beaucoup des jeux du foulard et autres conduites borderline, au bord du gouffre, chez les adolescents. Mais en tant que trapéziste, la recherche de limites, c’est aussi une matière de vie, de travail, une zone d’interrogation et de rêveries ! Le roulement de tambour ne raconte que ça…

Et aujourd’hui, comment envisagez-vous l’agrès ? De nouvelles inventions en perspective pour la postérité ?

Chloë : Si Mélissa a pu travailler en duo avec un agrès – inventé, et parlant -, moi, je joue sur son absence, je l’efface le plus possible : je travaille en solo sur une situation. Je n’irai pas inventer un autre support, le fait de m’accrocher m’intéresse plus que ce à quoi je m’accroche. Sur Nimbus, par exemple, je ne fais pas de trapèze ; je traverse un temps de vie sur une barre suspendue à deux fils. Je veux reprendre ça sur ma création 2011 (Opus Corpus), mais plus tant dans la fragilité ; en retrouvant la proximité avec le public qu’il y a sur Rhizikon, en mettant les gens dedans, avec moi, pour observer ce qu’on ne donne jamais à voir, le phénomène de l’effort, de l’engagement physique. Cette « barre suspendue à deux fils », c’est ce que j’ai trouvé de plus simple, de plus inexistant, de plus neutre, pour creuser autour de la suspension, la fragilité, le risque, l’effort… Il n’y a surement plus rien à trouver la dedans ; comme dans I look, c’est encore la recherche de l’impossible ! Mais je pense que je peux arriver encore à mettre en lumière une autre facette dans la traversée de ce même espace de contraintes, et qui raconte vraiment cette manière de s’agripper, de se tenir au dessus du vide….

Mélissa : Moi, j’ai l’impression de ne pas avoir envie de retourner vers le trapèze en lui-même, aussi invisible soit-il… Bien sûr, l’une des questions premières va être : quel support pour évoluer en l’air et faire surgir un imaginaire ? Mais à mon sens, il faut que l’agrès s’efface au service d’un propos, l’idée est plus de chercher une scénographie qui crée du sens. J’essaie de travailler à partir d’un espace qui soit au plus minimaliste, qui ne tourne pas nécessairement autour d’un objet, comme le crochet ou le miroir, mais définisse un paysage scénique. C’est le sillon que j’ai envie de sonder sur ma prochaine création (pour l’automne 2012) : construire une dramaturgie qui induira toujours les notions de chute et d’envol, induites par l’axe vertical, tout en amenant d’autres questionnements...

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