Le grand nain, compagnie Anomalie © DR

Le corps circassien ou le saut de l'ange

Ce qui saute à l’esprit à l’évocation du corps circassien, par comparaison avec le corps du danseur ou celui du comédien, c’est sa capacité à réunir en équilibre instable des figures irrémédiablement opposées...

24.09.2008

Fabienne Arvers

...Du saut de l’ange des trapézistes ou funambules aux têtes brûlées lancées sur leurs folles de machines, ou de la nécessaire discipline physique pour jouer avec l’extrême dans la plupart des agrès à l’art consommé de la transgression où resplendit le clown, le corps circassien est toujours saisi lors d’un moment extra-ordinaire au sens propre, puisqu’il joue des fondamentaux sur lesquels s’étaye notre rapport au réel.

Il le magnifie par la virtuosité des figures exécutées et bouscule la perception de l’espace et du mouvement pour repousser les limites du possible et du réalisable : agilité et souplesse, force et tension musculaire sont ici les vecteurs d’un corps qui joue des interstices entre chute et rebond, gravité et apesanteur, équilibre et élan pour relier ce qui est séparé.

Le ciel et la terre, le suspens et le mouvement, l’intervalle et le point, le prodige et le risque, la fascination ou le rire et le souffle coupé, l’angoisse devant la chute et le désir de merveilleux.

De dimension mythique, cette antique relation entre le cirque et son public (assemblée circulaire d’où se valent tous les points de vue) n’en reflète pas moins une dimension bien réelle du corps circassien, soumis à la fatigue, à la discipline d’un entraînement régulier et parfois aux blessures ou accidents.

Mais, au-delà de cette notion de risque, jamais absente d’un spectacle de cirque, pourquoi comparer le corps circassien aux corps du danseur et du comédien, alors que tant de croisements entre chorégraphes, metteurs en scènes et circassiens se sont opérés depuis plus de quinze ans, mettons depuis le mémorable Cri du caméléon de Josef Nadj qui inaugurait en 1996 le premier spectacle de fin d’études des élèves du Centre National des Arts du Cirque de Châlon-en-Champagne ?

La formation diffère, certes, mais aussi l’agencement interne des spectacles : à la linéarité chronologique dramaturgique ou chorégraphique classique, se substitue la succession des numéros de cirque, un assemblage hétéroclite de techniques diverses qu’aucun fil narratif ou logique ne relie.

Du moins, ce fut le cas jusqu’à l’apparition de spectacles vivants échappant à une catégorisation trop stricte au profit d’un « mélange des genres » et des expériences artistiques, comme des aptitudes propres à chaque discipline. La rencontre se fait toujours par contamination réciproque : entre le chorégraphe François Verret et le trampoliniste et acrobate Mathurin Bolze, par exemple, elle a trouvé un champ commun d’expression qui débuta avec Kaspar (1997) où, rivé au sol sous son trampoline, se cognant à la structure métallique ou bondissant dans les airs par des sauts dont les ombres s’écrasaient au sol, Mathurin Bolze donnait au personnage de Kaspar Hauser une lecture immédiate, visuelle autant qu’émotionnelle, de l’enfermement et du désir d’évasion, constante à la fois humaine et animale.

Cette animalité assumée et sublimée est d’ailleurs une autre caractéristique du corps circassien : vol d’oiseaux des voltigeurs ou sauts de singes et d’écureuils au trapèze ou au trampoline, sans parler du bestiaire traditionnel du cirque avec ses animaux savants (donc humains, même dans une faible mesure, du moins domestiqués ?) et ses bêtes fauves.

Enfin, il est utile de rappeler l’ancienne distinction entre les arts nobles ou élitistes (dont le théâtre, la danse ou l’opéra) et les arts populaires au premier rang desquels figure le cirque, donc le corps circassien tout aussi bien, soumis à l’effort, au surpassement, à la dépense, à l’épuisement…, ce qui le rapproche du public qui le regarde. Autant de distinctions que le croisement et l’addition de tous ces champs de l’art rendent aujourd’hui caduques, dans une certaine mesure (si l’on regarde de près les moyens alloués aux uns et aux autres par l’institution, ces distinctions restent en vigueur, ô combien).

Ce que le langage du cirque insuffle au théâtre ou à la danse, et réciproquement – que l’on pense aux projets de Guy Alloucherie, de la Cie Anomalie, de Pierre Rigal ou du GdRA, pour n’en citer qu’une poignée -, c’est une extrapolation du récit ou du thème engagé, gestuel ou mental, dans le mouvement particulier qu’enclenche chaque agrès, avec l’espace comme seul contrepoint, partenaire, horizon et point de chute.

L’espace physique mis en jeu par le corps circassien prédomine sur l’espace de la représentation, le conditionne et l’élargit, le modifie en substance comme en surface. Lors d’une conférence au Théâtre des Idées, lors du dernier festival d’Avignon, le philosophe Giorgio Agemben évoquait le désoeuvrement des anges et associait cette activité à divers champs de l’art : le poète qui désoeuvre la langue et l’ouvre à d’autres usages ou le danseur qui désoeuvre le corps pour l’ouvrir à d’autres fonctions. Le désoeuvrement du corps circassien consiste à jouer des lois physiques du monde pour ouvrir à d’autres espaces et s’y mouvoir différemment. D’autres espèces d’espace, dirait Pérec avec justesse.