"Entre nous", Cie Carré Curieux - cirque vivant ! Leu Tempo Festival 2015 - Ile de La Réunion © BouftanG Photographies

Cher public, ne m'en veux pas si je te tutoie

Mais j’ai l’impression qu’on est presque intimes, toi et moi. Car il va falloir t’y résoudre, tu es devenu un vaste objet du désir. Dans les milieux des « amis de la culture », tu peux alimenter des heures et des heures de conversations. Pas sûr que tu réalises l’ampleur des fantasmes qui circulent sur ton compte, sur le thème de « qui tu es, au fond, toi, Public ».

15.07.2009

Cathy Blisson

2 Pôles Cirque en Normandie - La Brèche à Cherbourg, Circa, Le Bateau Feu, le Prato, Les Subs

Cher lecteur, j’imagine d’ici ton indignation. Tu n’es pas seulement spectateur, tu as aussi une personnalité, et unique en son genre, il s’agirait de ne pas l’oublier. Et je ne pourrai pas t’en vouloir d’avoir raison sur ce point, bien sûr. Mais pense un peu à tous ces pros, ces artistes prometteurs, ces programmateurs, ces journalistes pro-culturels, qui espèrent te séduire, et pas seulement pour un coup d’un soir. Imagine leur désarroi devant l’insondable mystère que tu représentes. Que cherches-tu, public ? Qu’attends-tu d’un théâtre, d’un cirque, d’un spectacle contemporain ? Aimerais-tu voir de la performance ? Du diverstissement ? Des leçons de vie ? Des grands classiques ? Du grain à moudre pour ta machine à gamberger ? De la beauté ? De la simplicité ? De la virtuosité ? Des surprises ? Une petite révolution ?

La question te paraîtra peut-être incongrue, voire navrante. Mais imagine-toi qu’elle se pose tous les jours. C’est que tous ces pros dont on parle ici, qui ont aussi une personnalité, et chacune unique en son genre, ont des comptes à rendre. Des spectacles à créer et faire tourner. Des salles à remplir et re-remplir. Des articles à faire lire et relire. Et n’oublie pas que c’est la crise, ce qui franchement, entre nous, ne rassure personne. Je te laisse évaluer l’enjeu. L’enjeu que tu incarnes, donc, cher spectateur, cher lecteur.

Or, je me laisse dire (par des gens qui ne te veulent que du bien), que parfois, tu sors des salles de spectacle, perplexe, déboussolé, voire franchement paumé. Ce qui ne semble pas totalement extravagant. La création contemporaine est une drôle d’affaire en général, et côté cirque en particulier. Les artistes qui s’en mêlent n’ont pas tout à fait la réputation des grandes figures du répertoire, quel qu’il soit ; ils n’ont pas plus l’aura joyeuse et populaire des familles de cirque « à l’ancienne », telles qu’elles se présentent encore sous chapiteaux itinérants, au cœur de l’été ou les veilles de Noël. Ces artistes-là se fendent parfois de mots et parfois pas, mettent rarement la tête dans la gueule d’un lion. Ils sont capables d’alimenter la confusion entre accrobatie et chorégraphie, de sortir de grosses machineries symphoniques ou d’inventer de micros-gestes sur des scènes presques nues… Ils sont ce qu’ils sont, ce qui n’est pas très parlant, eu égard à leur notoriété limitée dans des cercles circonscrits. Pour les « valeurs sûres », on repassera.

Cher public, je me laisse dire encore que pour ne rien arranger, tu as perdu ce qui te restait de repères ; il n’y a plus guère que la Comédie Française qui annonce la couleur. Tu t’étais habitué, depuis un certain temps déjà, à voir de la danse et puis même du cirque dans ces lieux que l’on appelle « théâtres ». Avec un peu de chance, tu avais trouvé tes marques. Tu allais au Prato, de Lille, pour voir du burlesque, ou à la Brèche à Cherbourg, pour ce que l’on désigne sous l’étiquette « arts du cirque ». Sauf que tu as pu sortir de l’un ou de l’autre lieu un peu chiffonné, en pensant tout haut que ce que tu avais vu n’était « pas du cirque », ou « pas du clown ». Difficile de maintenir le contraire. Les artistes invités au Prato n’ont pas toujours fait l’école du rire telle qu’on l’envisage communément, et ceux qui passent à La Brèche prennent régulièrement quelques libertés avec leur étiquette assignée.

Quid du festival Circa à Auch (pourtant explicitement « labellisé »), où l’on on a pu voir une certaine Crida Company, dont les artistes manipulent massues et balles bien plus qu’ils ne les envoient en l’air ? Et que penser de cet « Appris par corps » du (splendide) duo de main à main Un loup pour l’homme (1), soit Alexandre Fray (porteur) et Frédéric Arsenault (voltigeur), si peu portés sur les saltos que l’on pourrait tout aussi bien les appeler danseurs ? Et… ? Stop. N’en jetons plus. Le fait est, cher spectateur, que les frontières se floutent à l’envi. Rien de nouveau sous le soleil, me diras-tu. Mais crois bien que si je t’en parle aujourd’hui, ce n’est pas par pure obsession personnelle. Je me permets simplement de te sonder sur cette « préoccupation » qui, sitôt chassée par la fenêtre, semble refaire une fulgurante entrée en se glissant sous la porte.

Je pense par exemple à une rencontre au Prato, en mars dernier. Il y avait là des professionnels de la culture circassienne, venus pour parler des « nouvelles frontières du cirque », car les professionnels de la culture circassienne dont on parle ont décidé de fédérer leurs forces (de production et diffusion). Donc on parlait tranquillement transfrontalité. On parlait du Plôt (pôle cirque transfrontalier Lille-Tournai) par exemple, et des Belges que tout le monde s’acharne à trouver tellement drôles alors que les Français sont censés être incroyablement intello. Et forcément, sans même qu’on y prenne garde, en parlant transfrontalité, on a fini par arriver sur le terrain du transgenre. Des histoires de « cirque/ pas cirque », bourrées d’appellations d’origine contrôlées et autres vocables aussi poétiques que « multi-disciplinarité ». Autant te préciser qu’ils sont de plus en plus nombreux, ceux qui pensent tout haut « qu’importe l’étiquette, pourvu qu’il y ait l’ivresse ». Mais voilà. Partout, on redoute aussi, et de plus en plus, que cette confusion généralisée n’en vienne à déstabiliser, voisins, ennemis, confrères et spectateurs vénérés.

Le soir, suite à cette rencontre frontalo-circassienne, nous avons été quelques-uns à aller au Bateau Feu, la scène nationale de Dunkerque. Au programme, « Dans la gueule du ciel », de la compagnie Moglice-Von Verx. Soit Chloë Moglia et Mélissa Von Vépy, trapézistes à la base. Qu’on avait pu voir braver, sans trapèzes, le vide et les lois de la verticalité, dans « I look up I look down ». Les deux flamboyantes rouquines y escaladaient et dévalaient inlassablement un mur de cinq mètres de haut, suspendues à des lambeaux de robes ou agrippées l'une à l'autre... Peur de la chute, désir d’envol, crépitements de pierres qui roulent... De la belle ouvrage, entre corps à corps contre un mur et éloge dansé de la lenteur. Cette fois, pour « Dans la gueule du ciel », Mélissa est sans Chloë, mais avec un certain Peter James. Et avec lui, elle improvise une danse du couple dans les plis et remous d’un immense tissu blanc en fond de scène. Les deux y grimpent, s’y glissent, s’y perdent, s’y poursuivent comme brinquebalés par une drôle de marée. C’est lent, contemplatif et jamais dépourvu d’évocations. Après, à la question « du cirque/pas du cirque ? », franchement, je n’aurai pas de réponse ferme. Mélissa et Peter, eux, préfèrent se détacher de l’étiquette cirque. Pourquoi pas. Quant à moi, j’aurais bien renommé le genre « tempête dans un drap blanc »…

Et si, cher spectateur, cher lecteur, on décidait qu’on se fichait royalement de ce genre de repères ? Comme j’ai bien l’impression que ca se fait, par exemple, aux Subsistances, à Lyon, et sans douleur, bien au contraire. On prendrait le temps d’approfondir le pourquoi du comment de tel ou tel artiste invité, tu prendrais le temps de te pencher sur les idées que celui-ci tente de brasser. Et ensemble, on invaliderait au passage quelques poncifs bien ancrés. Selon ce que j’entends par exemple, tu n’accepterais de te concentrer durablement qu’en présence de noms d’artistes bien connus ou autres mots-valises, rapides à avaler, faciles à digérer… Vraiment ? Si ce n’est pas le cas, n’hésite pas à le clamer haut et fort. On ne sait jamais, des fois que ce soit un de ces malentendus qui mènent à l’auto-censure.

Cher public, je serais assez tentée de penser que ces artistes qui prennent quelques libertés au risque de la confusion des genres, sont susceptibles de t’intéresser précisément parce qu’ils sont ce qu’ils sont. Prends Philippe Ménard par exemple. Si tu vas le voir parce que tu as vu « jongleur » dans son C.V., tu risques d’être déçu. J’aimerais autant te raconter comment il (elle ?) tente de dompter l’indompable dans son dernier spectacle, baptisé « P.P.P (Position Parallèle au Plancher) » ; comment il (elle ?) danse et se débat avec des boules de glaces, des blocs de la glace, de la glace en paillettes ou de la glace fondante ; comment il (elle ?) rampe, virevolte, vascille, se cherche un équilibre plongé dans une matière qui glace et brûle à la fois, sur le fil d’une quête identitaire qui l’a vu naître garçon et se sentir toujours plus femme. A toi de voir ensuite, cher spectateur potentiel, si ces choses-là te parlent, t’intriguent, te titillent sur le fond plutôt que sur la forme, ne serait-ce que pour un coup d’un soir.

Cher spectateur, peut-être sortiras-tu embarassé, bouleversé, ennuyé, enthousiasmé, énervé, voire perplexe, de « P.P.P. », ou de toute autre pièce que tu auras viscéralement choisie. Peut-être auras-tu envie d’en parler, peut-être pas. Je ne crois pas pouvoir prévoir, et ça m’embêterait de projeter sur toi l’image d’un fantasmatique et hypothétique « Public ». Après tout, il me semble que tu as aussi une personnalité, et unique en son genre. Non ?

(1) Tu l’as peut-être remarqué d’ailleurs, eux ont tourné à peu près partout. En espaces « cirque », dans de nombreux théâtres, et régulièrement aussi sur des festivals de danse. Sans que personne ne s’en plaigne à ma connaissance, et pour cause. A moins que… ? Dis-moi.