Structure : le girafon, Cie Lonely Circus © David Crespin

Les nouveaux agrès

S’ils sont une constante dans le cirque, les nouveaux agrès se diversifient depuis quelques années. Dans un incessant va-et-vient entre transfert de savoir-faire et impulsion de nouvelles pratiques, difficile de savoir si ces objets inédits auront un impact durable sur le paysage circassien.

06.07.2011

Julie Bordenave

Du détournement d’agrès classique à l’imposante structure scénographique, les nouveaux agrès empruntent différentes voies. Le CNAC encourage ces initiatives, accompagnant les élèves dans leur démarche : « dans le contexte global du processus de formation, nous faisons en sorte que l’étudiant trouve la singularité de son geste ; pour certains, ça passe par la création d’un agrès », détaille Gwenola David, directrice adjointe du CNAC. Des projets de construction y sont développés dès 1991 grâce à Ernest Clennel – camion trapèze, trièdre, trébuchet, tricotin, spire, sphère… (1) Hors école bien sûr, l’imagination se délie aussi : monolithe de Moglice Von Verx (lire l’entretien avec Mélissa von Vépy et Chloé Moglia), Girafon de Sébastien Le Guen (Lonely Circus), grande roue des Philébulistes, simili rampe de skate des Mains Sales, planches en bois aux allures de tabla géant d’IetO, ballots de foin de Trottola, épicycle de VOST

Transfert de techniques…

« L’invention de nouveaux agrès est une constante, mais elle est en recrudescence depuis un certain temps, constate Jean-Michel Guy. Certains artistes se sentent trop limités avec les agrès classiques : soit limités corporellement, par les contraintes et le répertoire de figures qui va avec – l’invention d’un nouvel agrès est prometteuse de l’invention de nouveaux gestes, de nouveaux états de corps ; soit limités par l’imagerie véhiculée par certains agrès, qui connotent le cirque d’une manière directe, empêchant parfois la transmission d’un autre sens. » Si l’envie de créer un agrès original préside parfois à la pratique circassienne (lire l’entretien avec Marie-Anne Michel), le désir peut aussi naitre des limites de sa propre discipline. Désireux de se renouveler, de se « ressourcer » autant que de « se provoquer », Joao dos Santos a ainsi créé pour son nouveau spectacle (A deux pas de là haut) le mât bâton : « un tube autonome et mobile de 2m, donnant l’illusion d’être un segment du mât chinois. Il permet de casser les limites imposées par cet agrès rigide, tant au niveau de l’espace que du mouvement. » Un nouvel agrès nécessite un chantier technique en amont (lire l’article Technique : construction, règlementation et sécurité), et en aval, une réflexion sur la manière de s’en saisir. La recherche démarre parfois d’un transfert de savoir faire – à l’instar par exemple de la traversée sur bouteilles de Johann Le Guillerm (lire l’entretien avec Johann Le Guillerm), « du transfert de compétences d’équilibriste à un nouvel instrument. » (Jean-Michel Guy).

Lorsque Joao se saisit de son mât bâton, il s’attelle aussi à « transférer certains mouvements du mât chinois, en les adaptant : le mât bâton n’est pas attaché et n’a pas d’équilibre propre, il faut générer de la force centrifuge pour ne pas tomber. » Passer d’un agrès fixe à un objet mobile induit de nouveaux gestes ; de nouvelles blessures aussi : « je me suis fait mal aux genoux parce que le mât bâton demande beaucoup d’appui au sol - beaucoup aussi au niveau des bras, pour créer un espace entre toi et l’objet. C’est un agrès aléatoire et éphémère, qui implique un gros travail de recherche au début, surtout pour essayer de refaire les mêmes mouvements : tant que tu n’as pas les sensations, tu peux passer des heures à essayer de faire la même chose, sans y arriver. L’exploit sur un mât bâton est encore à développer. Il y a encore un vrai chemin à faire pour équilibrer cet agrès. » En ligne de mire toujours, le partage de savoir faire – sur le Net ou ailleurs -, pour agrandir le vocabulaire existant : « si certains peuvent développer à leur tour le mat bâton, tant mieux ! Je ne l’ai même pas réellement nommé, il s’est nommé tout seul ; d’autres s’en saisiront peut-être à leur tour, et l’appelleront autrement. Je ne nomme pas non plus les figures que je trouve au mât chinois ; je préfère montrer, et chacun met dessus le nom qu’il veut. Prétendre inventer quelque chose, c’est très prétentieux : on n’invente rien, tout au plus a-t-on l’impression stimulante d’emprunter un nouveau chemin, par lequel d’autres sont sans doute déjà passés, mais dont les traces se seraient effacées. Il ne s’agit pas de mettre sa personne en avant, mais avant tout de faire grandir un agrès. »

… Et impulsion de nouveaux gestes

Le va-et-vient est incessant entre transfert de techniques et gestuelle innovante induite par un nouvel agrès, comme le constate Gwenola David, en parlant de deux étudiants du CNAC : « Benoît Fauchier avait une pratique de roue allemande et de roue Cyr : il les a déliés pour les adapter à une nouvelle forme – sa spire -, qui va générer ses propres gestes. Idem pour le plateau ballant de Lucien Reynes : en bougeant, le plateau modifie totalement la perception de la verticale, des équilibres, de la mobilité. » Travaillant sur les points de jonction entre cirque et théâtre, les artistes de la compagnie Ivan Mosjoukine considèrent quant à eux « l’agrès comme un texte, le texte comme un agrès », ne rechignant pas à inventer pour l’occasion de nouvelles machines objets destinés à cerner les états physiques qui en découlent chez le circassien. Ainsi, la corde circare, ou le trapèze Washington géant : « sa taille imposante - un manchon de mât de 2m, pris à l’horizontale par deux câbles, assez proches du sol – m’interdit d’attraper les câbles avec les bras, explique Maroussia. Il impose donc une façon de monter différente : d’habitude, on se saisit des câbles pour monter dessus et se balancer. Ici, il faut que je trouve un moyen de sauter sur le trapèze en train de se balancer, puis de monter dessus, sans m’accrocher. » Autre axe de recherche : le mât chinois se couple à un escalier, pour explorer les nouveaux sens ainsi véhiculés : « la pratique du mât se résume toujours à la montée et la descente. L’escalier mobile permet de changer le point de vue, en mettant l’accent sur le point symbolique de suspension, de l’avant chute. » Ces nouveaux agrès impliquent-ils de nouvelles libertés, de nouvelles contraintes ? «De nouvelles questions aussi, complète Erwan. L’escalier permet de voir le mat d’en haut, de s’habituer à la hauteur, d’explorer des angles de sauts, de nouvelles manières de sauter.»

Présents aussi sur Du goudron et des plumes (Cie MPTA, Mathurin Bolze), les deux acrobates y éprouvent les contraintes engendrées par le plateau ballant : « quand le plateau est au sol, il constitue une scénographie classique. Quand il se met en mouvement, il devient agrès : il faut apprendre à tenir dessus, à réagir avec… », constate Maroussia. Ces nouveaux gestes génèrent à leurs tours de nouvelles sensations, grisantes ou déstabilisantes : « Toute la liberté que j’ai acquise sur une corde attachée à un point stable disparaît du fait de ce plateau mobile ; il faudrait beaucoup de temps pour réduire la prise de risque, c’est un peu frustrant. En revanche, ce plateau me permet aussi de sauter dans le vide avec la corde : quelque chose que je n’avais jamais expérimenté avant, ça ouvre de nouvelles possibilités, c’est très agréable. »

Limites et devenirs

Quel devenir pour ces nouveaux agrès ? Sont-ils condamnés à être usités en « one shot » pour servir le propos d’un spectacle défini, ou destinés à élargir le champ des pratiques en s’inscrivant plus durablement dans le paysage circassien ? Julien Candy de la Cie La Faux Populaire - Le Mort aux dents émet des doutes : « il me semble que les agrès deviennent originaux, des pièces uniques qui sont façonnées à la mesure de leur interprète - le Girafon de Sébastien Le Guen, la plate-forme de Mathurin Bolze, l’Epicycle de la Cie VOST.... Ils deviennent une composante de leur créateur, mais ne permettent pas encore un développement technique de "masse" : personne d'autre que le créateur ne s'essaie à la forme. Ils poussent les artistes qui travaillent les agrès à une course en avant dans une forme d'innovation, comme si c'était un des moyens de se démarquer. »
Le temps alloué à la recherche semble une donnée capitale. « Certains artistes vont trouver des nouveaux agrès précocement, ce n’est pas forcément une bonne chose : ils vont passer à côté d’une certaine technique, qui pourrait être décalée ou transférée », estime Joao. Evidemment, la question de l’appropriation se pose pour ces nouveaux agrès qui, précisément, ne bénéficient pas d’un mode identifié de transmission. Jean-Michel Guy milite pour la diversification, dans un enseignement jugé encore trop standardisé : « ce sont encore les agrès traditionnels qui structurent l’enseignement dans les écoles. Il y a une sorte de définition implicite du cirque à travers les instruments disponibles - le trapèze ballant, le fil… La plupart du temps, l’invention de l’agrès est postérieure à l’entrée dans une école supérieure, l’artiste a donc peu le temps d’en tirer partie. »

Dans son cours d’analyse critique dispensé au CNAC, le sociologue expérimente depuis 2010 un exercice théorique avec ses étudiants : « je leur demande de se documenter sur leurs agrès pour savoir comment il a été utilisé par le passé, et de l’analyser sous toutes ses coutures. Le but est d’en identifier les propriétés cachées, susceptibles de suggérer l’invention de nouveaux agrès. Trois opérations mentales y aident : l’affirmation – aller dans le sens complet de l’agrès, chercher ce que lui seul permet : par exemple, la corde lisse, instrument cylindrique mouvant, n’est pas naturellement un agrès frontal, elle va dans le sens d’une pièce en circulaire. Ensuite, la négation - aller exactement contre l’essence a priori de l’agrès : c’est par exemple la jonglerie de Philippe Ménard dans PPP, qui fracasse une balle au lieu de la lancer. Enfin, la destruction – l’analyse des propriétés cachées de l’agrès – à l’instar de Race Horse Company qui coupe au sécateur le hauban du mât chinois dans Petit Mal. » Une théorisation mise en pratique dans certaines créations de La Scabreuse : un réassemblement des quatre segments qui composent une roue allemande donne naissance à la sinusoïde (Taïteul), agrès aux allures de vague impulsant de nouveaux équilibres ; le dévissage progressif des cinq segments qui composent la Roue Cyr créent le cercle mou (La Mourre) : « la manière dont Tom Neal la manipule donne l’impression que l’agrès n’est plus en métal, mais flexible. Nous avons été dans le sens de ce que propose l’instrument : comme le cercle est mou - il n’y a plus de vis, les segments peuvent se tordre - le corps lui même est mou, on a l’impression d’une sorte de danse d’ivrogne. » Une manière parmi d’autres de se saisir de cet objet récemment éclos ; l’on peut même se prendre à rêver que la gestuelle découlant de ces agrès appellera à son tour la nécessité de nouveaux objets, permettant de délier l’esquisse d’un vocabulaire naissant.

(1) A lire : Cirque à l’oeuvre, Editions textuel, édité pour les 25 ans du CNAC.

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