Le risque, entre surenchère et dissimulation

L’effacement de la performance au profit du propos est une constante depuis les débuts du nouveau cirque, dans le sillage des réflexions entamées par le CNAC dès le début des années 90. Il n’en reste pas moins que le risque est l’un des fondamentaux de la discipline, une donnée propre à sa dramaturgie, que les jeunes circassiens n’hésitent pas à utiliser ou détourner, pour mieux rebondir dessus.

10.10.2008

Julie Bordenave

Recréant le cercle comme une arène, le cirque contient dans son fondement même la fascination du public pour le risque, la chute – et implicitement la mort -, ainsi que l’explique Anne Quentin, commentant les propos de Johann Le Guillerm (1) : « quand l’artiste évoque le cercle comme "architecture naturelle de l’attroupement", il fait référence à un autre espace, la place publique où l’on "faisait cercle" autour de héros ou de condamnés. Badauds ou spectateurs font ainsi cercle naturellement autour d’un phénomène particulier, une attraction qui motive la curiosité. "Pour qu’il y ait attroupement, il faut que ceux qui savent se distinguent de ce qui ne savent pas". Et pour cela, la pratique proposée au c?ur de la piste doit être "minoritaire, inhabituelle ou rare. L’homme vient voir l’homme, et peut-être s’étonner d’en être". Il vient voir quelqu’un doté de capacités physiques ou mentales exceptionnelles, donc minoritaires, et ainsi mieux éprouver ses propres limites ou s’émerveiller de leur dépassement possible. »

Se jouer des présupposés

Le postulat de base étant intégré par le public, certaines compagnies font maintenant le choix de se jouer de ces présupposés. Evacuer la dimension spectaculaire du cirque, en sabrer les prouesses, c’est le choix franc opéré par Les Mains Sales.
Porté par Serge Lazar, auto proclamé « porteur indécis », et Anke Bucher, « voltigeuse exaltée », le duo porte en lui la « volonté de traduire des changements d’état brutaux ». Pour ce faire, il choisit d’aller au clash direct, comme l’explique Serge : « c’est l’une des premières figures qu’on ait testées ensemble. Ces espèces de clash sont un état dans lequel Anke se met volontairement. Aller s’éclater contre un mur, c’est quelque chose qu’elle a en elle depuis un moment. »
Yannick Dupont, le musicien de la compagnie, surenchérit : « elle aime ça physiquement, elle a besoin d’aller contre ses peurs et ses angoisses. Sway est une création empirique, d’autres gens travaillent avec nous, comme Hedi et Ali Thabet. On est d’accord sur le fait que la performance pure n’a aucun intérêt, mais malgré tout nous sommes dans le cirque, donc il faut l’utiliser : la désacraliser, en user pour dire quelque chose, plutôt que de la montrer comme un savoir faire. Cela permet d’établir un contraste avec la performance. »

Ce parti pris donne le ton d’emblée : le fait de donner la chute dès le départ à un spectateur qui la guette inconsciemment, permet de dédramatiser le processus, désamorcer la tension pour déporter l’attention sur autre chose. Accentuant la mise en abyme, Yannick se mue en DJ de fête foraine pour apostropher le public d’un ton fanfaron durant le spectacle : « … du frisson, de l’émotion ! ».
La compagnie joue aussi sur un autre tabou du cirque : plutôt que de suggérer cet érotisme inhérent au corps à corps, Serge et Anke choisissent de le muer franchement en coït : « lors d’une résidence, nous étions partis dans du mouvement et du contact en essayant de monter cette rampe… Et il a paru évident que ça ressemblait étrangement à une scène de baise, donc nous avons poussé dans ce sens, avec cette idée finale de monter et de trouver l’orgasme là-haut. »

A l’arrivée, une création libératrice, jubilatoire, qui provoque un rire de franche connivence tout en déportant peu à peu le propos sur l’enjeu même de la relation de porteur/voltigeur : la notion de dépendance (à lire également : Le langage gestuel : les duos).

Insérer le cirque dans le quotidien

Ne plus faire parler seulement un corps performant, c’est aussi le souci du Groupe J.M.a.n.
Porté par un second degré très vif, Magica Melodia s’ouvre sur la prouesse ultime, fantasme inavoué de tout programmateur peu scrupuleux : un corps réduit à sa simple performance, moulé dans une combinaison outrancièrement dorée – dont la cagoule enserre même les yeux, laissant aveugle l’acrobate expert qui ?uvre sur ses sangles, sur fond de musique classique synthétique désuète. Tout est nié sauf la prouesse du corps : bête de foire, homme objet ultime, le circassien est relégué à sa simple technique.

Cette ouverture à l’humour incisif permet ensuite d’introduire un propos nettement plus radical (à lire également : Le langage gestuel : les duos), dans lequel les corps se réinsèrent dans une réalité plus conflictuelle. Ce souci de « retour à la normale » est d’ailleurs récurrent chez certains jeunes circassiens : donner à voir un corps universel, lambda, se faisant fi de l’exhibition, arborant au contraire des tenues classiques (costume cravates, jean, jogging, voire talons hauts…), comme pour se réinsérer dans une vie quotidienne d’où la prouesse serait gommée : réinjecter de l’universalité dans la discipline circassienne… ou peut-être l’inverse.

Permettant tour à tour d’attirer, d’aveugler ou de repousser son partenaire, les simples vestes de survêtement rouge feu de la compagnie Un loup pour l’homme sont ainsi un élément clé de la scénographie d’Appris par corps. Pour Alexandre Fray, il s’agit de « ne pas montrer un corps trop musclé ni trop dessiné, mais au contraire de le cacher pour qu’il ne devienne pas un simple corps performant. »

Imaginé par le metteur en scène David Bobée, Warm propose aux deux acrobates d’intégrer une performance dans un certain quotidien – certes saugrenu, puisque prenant place entre deux murs de projecteurs dont la lumière crée une véritable fournaise - mais s’apparentant davantage au laboratoire qu’à une réelle proposition spectaculaire : « on est dans le réel, la limite est vraiment testée, explique Frédéric Arsenault. Un médecin m’avait dit que c’était de la folie, même les militaires, on prend soin de ne pas les faire marcher en plein soleil ! Il m’avait conseillé de prendre des sels minéraux, histoire de ne pas me déshydrater trop vite. »

L’ajout d’une contrainte extérieure, une autre manière de mettre en situation la matière exploitée, d’improviser avec la technique acquise dans un autre contexte, selon Alexandre : « On joue sur l'épuisement et les limites. Dans le cirque, il est de toutes façons toujours question de se confronter au limites : jouer avec la gravité, pousser le corps dans ses retranchements... ».

Connivence et partition

D’autres axent au contraire leur dramaturgie sur la portée même du risque, s’allouant la complicité d’un public qui retient son souffle à chaque accomplissement de prouesse. Ainsi I et O, et leur improbable kappla géant fait de massives planches de bois, provoque de réelles ondes de frissons parmi les spectateurs. Palpable, la tension éclats en rires libérateurs à chaque surenchère audacieuse.
De la même manière, lorsque Joao (Cie O Ultimo Momento) glisse le long de son mât, fusant tête en bas vers le sol, c’est tout le public qui frémit : « C’est une partition ! Je sais à peu près le bruit que ça va faire dans le public suivant les moments, même si ça varie selon les spectateurs, plus ou moins avertis, les contextes, les moments… »

Véritable bouffon existentialiste, Nikolaus parle dans Raté-rattrapé-raté de propos tragiques sous des dehors burlesques : irréversibilité du temps qui passe, impossibilité de verbaliser le présent, angoisse de l’artiste, impact mouvant du point de vue sur la perception de la réalité… « Ce qui fout la merde, c’est la gravité », à tous points de vue. Tout en provoquant le rire aux larmes, la Cie Pré-O-Ccupé ne parle pas d’autre chose que de la place – forcément dérisoire - de l’homme dans le monde, en ayant la grande élégance d’en faire pouffer au lieu de s’en lamenter.
Jouant sans cesse sur la distorsion de rythme, le clown suisse et ses deux acolytes s’évertuent à mettre méticuleusement en place des dispositifs plus ou moins incongrus ; suspendu à la capacité de résistance d’un carton pâte, le public se délecte ainsi de la chute annoncée du funambule Pierre Déaux, ou de l’immobilisation finale du danseur acrobate Mika Kaski, emprisonné par une toile d’araignées faite de chatterton et de sacs plastiques : l’homme aura beau s’évertuer à défier les éléments et les lois de la gravité, chez Nikolaus comme chez Philippe Menard (à lire : L’entretien avec l’artiste), c’est la matière qui reste la plus forte.

(1) Anne Quentin, Johann Le Guillerm, éd. Magellan & Cie.

Dates :

Cie IETO (Lauréat Jeunes Talents cirque 2008)
« Serre les Coudes » (Titre provisoire)
13-14 novembre Centre Culturel Ramonville création
23 janvier Espace Athic, Obernai
29 janvier Auch

Nikolaus, Raté-rattrapé-raté
16-18 décembre, Scène nationale Alençon/Flers
20-21 décembre, Espal, Le Mans
18-24 janvier, Agence culturelle d'Alsace, tournée régionale
31 janvier, Equinoxe, Chateauroux
06 mars, Le Prato, Lille
08 mars, L'Arc en ciel, Liévin
17-18 mars, Théâtre Bourg en Bresse
20 mars, L'Hectare, Vendôme
24 mars, Espace Chambon, Cusset
31 mars, Scène nationale, Evry
1er avril, Scène nationale, Evry
28 avril, Scène nationale, La Roche sur Yon
14 mai, Pôle Cirque Cevennes, Lunel
17-19 juin, Opéra théâtre, Saint Etienne
23 juin, Théâtre Brétigny-sur-Orge
26-28 juin, Festival le Mans fait son cirque, Le Mans